jeudi 23 juillet 2009

Emploi du temps du créateur, emploi du temps du cadre

(Paul Graham)

vo: Maker's Schedule, Manager's Schedule

Juillet 2009

Une des raisons qui fait que les programmeurs n'aiment pas les réunions, c'est qu'ils sont sur un autre type d'emploi du temps que les autres. Les réunions leur coûtent plus.

Il existe deux types d'emplois du temps, que je vais appeler l'emploi du temps du cadre et l'emploi du temps du créateur. L'emploi du temps du cadre est pour les patrons. Il s'incarne dans le traditionnel agenda de rendez-vous, chaque jour étant découpé en intervalles d'une heure. On peut bloquer plusieurs heures pour une seule tâche si on en a besoin, mais par défaut, on change d'activité toutes les heures.

Lorsqu'on utilise le temps de cette façon, rencontrer quelqu'un n'est qu'une question pratique. On trouve un créneau horaire dans son emploi du temps, on réserve un rendez-vous, et c'est terminé.

La plupart des gens puissants sont sur l'emploi du temps du cadre. C'est l'emploi du temps du pouvoir. Mais il est une autre façon d'utiliser le temps, répandue chez les personnes qui fabriquent des choses, telles que les programmeurs et les écrivains. Ceux-ci préfèrent généralement utiliser leur temps en unités d'une demi-journée au moins. On ne peut pas écrire ou programmer en unités d'une heure. C'est à peine assez pour se mettre en route.

Lorsqu'on fonctionne sur l'emploi du temps du créateur, les réunions sont une catastrophe. Une seule réunion peut détruire toute une après-midi, la découpant en deux plages trop petites pour y faire avancer quelque chose de difficile. Et en plus, on doit penser à aller à la réunion. Ce n'est pas un problème pour quelqu'un qui fonctionne sur l'emploi du temps du cadre. Il y a toujours quelque chose à venir dans l'heure suivante, la seule question est de savoir quoi. Mais quand quelqu'un qui fonctionne sur l'emploi du temps du créateur a une réunion, il doit y penser.

Pour quelqu'un sur l'emploi du temps du créateur, avoir une réunion, c'est comme signaler une exception. Ce n'est pas seulement qu'on passe à une autre tâche; on change le mode dans lequel on travaille.

Je me suis rendu compte qu'une réunion peut parfois affecter une journée entière. Il est courant qu'au moins une demi-journée soit détruite par une réunion qui coupe une matinée ou une après-midi. Mais à cela, s'ajoute parfois un effet de dominos. Si je sais que l'après-midi va être coupée, je suis un peu moins susceptible de commencer quelque chose d'ambitieux dans la matinée. Je sais que je peux sembler hypersensible, mais si vous êtes un créateur, pensez à votre propre cas. N'a-t-on pas l'esprit plus alerte, à la pensée d'une journée entièrement libre pour travailler, sans aucun rendez-vous? Eh bien, cela signifie qu'on a l'esprit d'autant déprimé quand ce n'est pas le cas. Et les projets ambitieux sont, par définition, proches des limites de nos capacités. Une petite baisse de moral est suffisante pour les abattre.

Chaque type d'emploi du temps fonctionne très bien en lui-même. Les problèmes surgissent quand les deux se rencontrent. Puisque la plupart des gens puissants fonctionnent sur l'emploi du temps du cadre, ils sont en mesure de mettre tout le monde à leur rythme s'ils le souhaitent. Mais les plus intelligents se maîtrisent, s'ils savent que certaines personnes travaillant pour eux ont besoin de temps en longues plages.

Notre cas [à Y Combinator, l'entreprise de capital-risque dans laquelle l'auteur est un associé] est inhabituel. Presque tous les investisseurs, y compris tous les capital-risqueurs que je connais, fonctionnent sur l'emploi du temps du cadre. Mais Y Combinator fonctionne sur l'emploi du temps du créateur. Rtm, Trevor et moi le faisons parce que nous l'avons toujours fait, et Jessica le fait essentiellement parce qu'elle s'est mise en phase avec nous.

Je ne serais pas surpris qu'il commence à y avoir plus d'entreprises comme la nôtre. Il me semble que les fondateurs seront de plus en plus capables de résister à leur mutation en cadres, ou au moins de retarder celle-ci (tout comme, il y a quelques décennies, ils ont commencé à garder leurs habits de travail au lieu de se mettre à la cravate).

Comment réussissons-nous à conseiller de nombreuses start-ups fonctionnant sur l'emploi du temps du créateur? En utilisant le dispositif classique pour simuler l'emploi du temps du cadre au sein de celui du créateur: les heures de bureau. Plusieurs fois par semaine, je mets de côté une plage de temps pour rencontrer les fondateurs que nous avons financé. Ces plages de temps sont à la fin de ma journée de travail, et j'ai écrit un programme d'inscription afin que tous les rendez-vous soient regroupés à la fin d'un ensemble d'heures de bureau. Parce qu'elles arrivent en fin de journée, ces réunions ne sont jamais une interruption. (Si leur journée de travail ne finit pas en même temps que la mienne, la réunion interrompt probablement la leur, mais s'ils ont pris rendez-vous, c'est que cela doit être rentable pour eux.) Durant les périodes chargées, les heures de bureau deviennent parfois si longues qu'elles réduisent la journée, mais elles ne interrompent jamais.

Lorsque nous travaillions dans notre propre start-up dans les années 90, j'avais développé un autre truc pour partitionner la journée. Je programmais du dîner jusque vers 3 heures du matin chaque jour, parce que la nuit, personne ne pouvait m'interrompre. Ensuite, je dormais jusque vers 11 heures, et je venais travailler jusqu'au dîner à ce que j'appelais "le business". Je n'y avais jamais pensé en ces termes, mais de fait, j'avais deux journées de travail chaque jour, l'une sur l'emploi du temps du cadre, et une sur celui du créateur.

Lorsqu'on fonctionne sur l'emploi du temps du cadre, on peut faire une chose qu'il n'est pas question de faire sur celui du créateur: on peut faire des réunions spéculatives. On peut rencontrer quelqu'un, simplement pour faire connaissance. Si on a un emplacement vide dans son emploi du temps, pourquoi pas? Peut-être qu'on se rendra compte qu'on peut s'aider en quelque chose.

Les hommes d'affaire de la Silicon Valley (et du monde entier, d'ailleurs) ont des réunions spéculatives tout le temps. Celles-ci sont effectivement gratuites si on est sur l'emploi du temps du cadre. Elles sont si fréquentes qu'il y a un langage exprès pour les proposer: dire qu'on va "prendre un petit café", par exemple.

Les réunions spéculatives sont terriblement coûteuses si on est sur l'emploi du temps du créateur, cependant. Ce qui nous met un peu en situation de dépendance. Tout le monde suppose que, comme les autres investisseurs, nous marchons sur un emploi du temps du cadre. Donc, on nous présente à des gens qu'on pense que nous devrions rencontrer, ou on nous envoie des mails nous proposant de prendre un petit café. À ce moment, nous avons deux possibilités, mauvaises toutes les deux: nous pouvons rencontrer les gens, et perdre une demi-journée de travail; ou nous pouvons essayer d'éviter de les rencontrer, et probablement les offenser.

Jusque récemment, nous-mêmes n'avions pas d'idée claire sur la source du problème. Nous nous étions résignés à avoir le choix entre détruire notre emploi du temps et offenser les gens. Mais maintenant que j'ai compris ce qui se passe, peut-être y a-t-il une troisième possibilité: écrire quelque chose qui explique les deux types d'emploi du temps. Peut-être qu'à terme, si le conflit entre l'emploi du temps du cadre et l'emploi du temps du créateur commence à être mieux compris, cela deviendra moins problématique.

Nous qui sommes sur l'emploi du temps du créateur, sommes prêts à faire des compromis. Nous savons que nous devons avoir un certain nombre de réunions. Tout ce que nous demandons à ceux qui sont sur l'emploi du temps du cadre, c'est de comprendre ce que cela nous coûte.

Merci à Sam Altman, Trevor Blackwell, Paul Buchheit, Jessica Livingston, et Robert Morris pour la lecture des brouillons.