mardi 15 juillet 2008

Trucs

(Paul Graham)

vo: Stuff

Juillet 2007

J’ai trop de trucs. La plupart des gens en Amérique aussi. En fait, plus les gens sont pauvres, plus ils semblent avoir de trucs. Presque personne n’est si pauvre au point de ne pas pouvoir entasser de vieilles voitures devant chez lui.

Ça n’a pas toujours été comme ça. Il fut un temps où les trucs étaient rares et précieux. On peut encore en voir une preuve si on la cherche. Par exemple, dans ma maison à Cambridge, qui fut construite en 1876, les chambres n’ont pas de placards. En ces jours-là, les trucs des gens tenaient dans une commode à tiroirs. Même aussi récemment qu’il y a quelques décennies, il y avait beaucoup moins de trucs. Quand je revois des photos des années 1970, je suis surpris de voir comme les maisons semblent vides. Enfant, j’avais ce que je croyais être une flotte immense de petites voitures, mais elles ne seraient rien à côté du nombre de jouets qu’ont mes neveux. Toutes ensembles, mes Matchbox et mes Corgi prenaient à peu près un tiers de la surface de mon lit. Dans les chambres de mes neveux, le lit est le seul espace vide.

Les trucs sont devenus bien moins chers, mais nos attitudes envers eux n’ont pas changé en conséquence. Nous surévaluons les trucs.

C’était un gros problème pour moi quand je n’avais pas d’argent. Je me sentais pauvre, et les trucs semblaient précieux, alors, presque instinctivement, je les accumulais. Mes amis laissaient quelque chose derrière eux quand ils déménageaient, ou je voyais quelque chose quand je descendais la rue un soir de poubelles (attention à tout ce qu’on s’entend décrire comme “en parfait état”), ou je trouvais quelque chose en état presque neuf au dixième de son prix de vente en solde dans un garage. Et blam, encore plus de trucs.

En fait, ces choses gratuites ou presque gratuites n’étaient pas des affaires, parce qu’elles valaient encore moins que ce qu’elles coûtaient. L’essentiel des trucs que j’accumulais était dépourvu de valeur, parce que je n’en avais pas besoin.

Ce que je ne comprenais pas, c’était que la valeur de quelque nouvelle acquisition n’était pas la différence entre son prix de vente et ce que je payais pour celle-ci. C’était la valeur que j’en tirais. Les trucs sont un actif extrêmement illiquide. À moins qu’on n’ait un plan quelconque pour revendre cette chose précieuse qu’on a eu pour si peu, qu’est-ce que ça change, ce que ça “vaut”? La seule manière dont on va en retirer de la valeur est de l’utiliser. Et si on n’en a pas d’usage immédiat, on n’en aura probablement jamais.

Les entreprises qui vendent des trucs ont dépensé des sommes faramineuses pour nous entraîner à penser que les trucs sont encore précieux. Mais il serait plus proche de la vérité de traiter les trucs comme dépourvus de valeur.

En fait, pire que dépourvus de valeur, parce qu’une fois qu’on a accumulé un certain montant de trucs, ils commencent à vous posséder plutôt que l’inverse. J’ai entendu parler d’un couple qui ne pouvait pas prendre sa retraite dans la ville qu’ils préféraient, parce qu’ils ne pouvaient pas s’offrir un logement assez grand pour tous leurs trucs. Leur maison n’est pas à eux; elle est à leurs trucs.

Et, à moins d’être très organisé, une maison pleine de trucs peut être très déprimante. Une pièce encombrée sape l’esprit. Une raison, visiblement, est qu’il y a moins de place pour des gens dans une pièce pleine de trucs. Mais il n’y a pas que ça. Je pense que les humains scannent en permanence leur environnement pour construire un modèle mental de ce qui les entoure. Et plus la scène est dure à analyser, moins il reste d’énergie pour les pensées conscientes. Une pièce encombrée est littéralement épuisante.

(Ceci pourrait expliquer pourquoi l’encombrement ne semble pas gêner les enfants autant que les adultes. Les enfants sont moins perceptifs. Ils construisent un modèle plus fruste de leur environnement, et cela consomme moins d’énergie.)

Je me suis d’abord rendu compte de la valeur nulle des trucs quand j’ai vécu en Italie pendant un an. Tout ce que j’ai pris avec moi était un grand sac à dos de trucs. Le reste de mes trucs, je l’ai laissé derrière moi, dans la cave de ma proprio aux États-Unis. Et savez-vous quoi? Tout ce qui m’a manqué, c’étaient quelques livres. La fin de l’année venue, je ne pouvais même pas me souvenir quoi d’autre j’avais stocké dans cette cave.

Et pourtant, quand je suis rentré, je ne me suis même pas séparé de l’équivalent d’une boîte. Jeter un téléphone à cadran en parfait état? Je pourrais en avoir besoin un jour.

Ce qui me fait vraiment mal en y repensant, n’est pas seulement que j’eusse accumulé tous ces trucs inutiles, mais que j’eusse souvent dépensé de l’argent dont j’avais désespérément besoin dans des trucs dont je n’avais pas besoin.

Pourquoi aurais-je fait ça? Parce que les gens dont le travail est de vous vendre des trucs sont vraiment, vraiment très bons pour ça. Le type de base de 25 ans est une aubaine pour les entreprises qui ont passé des années à chercher comment faire dépenser de l’argent pour des trucs. Elles rendent l’expérience d’acheter des trucs tellement agréable, que le “shopping” devient un loisir.

Comment se protéger contre ces gens? Ça ne peut pas être facile. Je suis une personne plutôt sceptique, et leurs ficelles ont marché sur moi jusqu’à la trentaine bien avancée. Mais une chose qui pourrait marcher est de se demander, avant d’acheter quelque chose: “Est-ce que ça va rendre ma vie sensiblement meilleure?”

Une de mes amies s’est guéri d’une habitude d’acheter des vêtements en se demandant avant d’acheter quoi que ce soit: “Est-ce que je vais porter ça tout le temps?” Si elle n’arrivait pas à se convaincre que quelque chose qu’elle pensait acheter deviendrait une de ces rares choses qu’elle portait tout le temps, elle ne l’achetait pas. Je pense que ça marcherait pour n’importe quel type d’achat. Avant d’acheter quelque chose, se demander: Est-ce que ça sera quelque chose que j’utilise constamment? Ou juste quelque chose de sympa? Ou pire encore, une simple affaire?

Les pires trucs de ce côté sont les trucs qu’on n’utilise pas beaucoup parce que c’est trop bien. Rien ne vous possède comme les trucs fragiles. Par exemple, la “belle porcelaine” qu’ont beaucoup de foyers, et dont la qualité maîtresse n’est pas tant qu’elle est amusante à utiliser, mais que l’on doit faire spécialement attention à ne pas la casser.

Une autre manière de résister à l’acquisition de trucs est de penser au coût global de leur détention. Le prix d’achat n’est que le début. On va devoir penser à cette chose pendant des années – peut-être pendant le reste d’une vie. Toute chose que l’on détient vous prive d’énergie. Certaines donnent plus qu’elles ne prennent. Celles-là sont les seules choses dignes qu’on les ait.

J’ai maintenant arrêté d’accumuler des trucs. À part des livres – mais les livres sont différents. Les livres sont plus similaires à un fluide que les objets individuels. Ce n’est pas spécialement gênant de détenir plusieurs milliers de livres, alors que si l’on détenait plusieurs milliers de possessions quelconques, on serait une célébrité locale. Mais à part les livres, j’évite maintenant les trucs de manière active. Si je veux dépenser de l’argent pour me faire plaisir, je prendrai mille fois des services plutôt que des biens.

Je ne suis pas en train de prétendre ceci parce que j’ai accompli quelque détachement façon zen des choses matérielles. Je parle de quelque chose de plus terre à terre. Un changement historique est en place, et je m’en suis maintenant rendu compte. Les trucs étaient autrefois précieux, et maintenant ils ne le sont plus.

Dans les pays industrialisés, la même chose est arrivée avec la nourriture au milieu du vingtième siècle. Alors que la nourriture devenait moins chère (ou que nous devenions plus riches; c’est indiscernable), manger trop a commencé à devenir un danger beaucoup plus grand que manger trop peu. Nous avons maintenant atteint ce point avec les trucs. Pour la plupart des gens, riches ou pauvres, les trucs sont devenus un fardeau.

La bonne nouvelle, c’est que si l’on porte un fardeau sans le savoir, on peut avoir une vie meilleure qu’on ne le croit. Imaginez, vous promener pendant des années avec des poids de cinq livres à la cheville, puis que soudain, on vous les retire.

Les mensonges que nous racontons aux enfants

(Paul Graham)

vo: Lies we tell kids

Mai 2008

Les adultes mentent constamment aux enfants. Je ne suis pas en train de dire que nous devrions arrêter, mais je pense que nous devrions au moins examiner quels sont les mensonges que nous racontons et pourquoi.

Il se peut aussi que nous en retirions un bénéfice. On nous a menti quand nous étions enfants, et certains des mensonges qu’on nous a racontés nous affectent encore. Ainsi, en étudiant la manière dont les adultes mentent aux enfants, nous devrions être capables de laver nos têtes des mensonges qu’on nous a raconté.

J’utilise le mot “mensonge” dans un sens très général: pas juste des faussetés manifestes, mais aussi toutes les manières plus subtiles que nous avons d’induire les enfants en erreur. Même si “mensonge” a des connotations négatives, je n’ai pas l’intention de suggérer que nous ne devrions jamais le faire – juste que nous devrions faire attention quand nous le faisons. [1]

L’une des choses les plus remarquables sur la manière dont nous mentons aux enfants est la taille de la conspiration. Tous les adultes savent sur quoi leur culture ment aux enfants: ce sont les questions auxquelles on répond: “Demande à tes parents”. Si un enfant demande qui a gagné la série mondiale de base-ball en 1982 ou quelle est la masse atomique du carbone, on peut simplement le lui dire. Mais si un enfant demande: “Y a-t-il un Dieu?” ou: “C’est quoi, une prostituée?”, on lui répondra probablement: “Demande à tes parents”.

Puisque nous sommes tous d’accord, les enfants voient des fissures dans le monde qu’on leur présente. Les plus gros désaccords sont entre les parents et les écoles, mais même ceux-là sont moindres. Les écoles font attention à ce qu’elles disent sur les sujets controversés, et si elles contredisent ce que les parents veulent que leurs enfants croient, les parents, ou bien font taire l’école par des pressions, ou bien mettent leurs enfants dans une nouvelle école.

La conspiration est si profonde que la plupart des enfants qui la découvrent, ne le font qu’en découvrant les contradictions internes dans ce qu’on leur raconte. Cela peut être traumatisant pour ceux qui se réveillent en cours d’opération. Voici ce qui est arrivé à Einstein:

Par le lecture de livres scientifiques populaires, j’ai vite fait d’atteindre la conclusion que bon nombre d’histoires de la Bible ne pouvaient être vraies. La conséquence fut une libre-pensée positivement frénétique couplée à une impression que l’État trompe intentionnellement la jeunesse par des mensonges: ce fut une impression écrasante. [2]

Je me souviens de ce sentiment. À 15 ans, j’étais convaincu que le monde était corrompu de bout en bout. C’est pourquoi des films comme Matrix ont une telle résonance. Tout enfant grandit dans un monde factice. D’une certaine manière, ce serait plus facile si les forces derrière tout cela étaient aussi clairement différenciées qu’un tas de machines maléfiques, et qu’on puisse s’en sortir en prenant simplement une pilule.

Protection

Si on demande aux adultes pourquoi ils mentent aux enfants, la raison la plus courante qu’ils donnent est pour les protéger. Et les enfants ont vraiment besoin de protection. L’environnement que l’on veut créer pour un nouveau-né sera assez différent des rues d’une grande ville.

Cela semble si évident qu’il semble mauvais d’appeler ça un mensonge. Ce n’est certainement pas un mauvais mensonge à raconter, que de donner à un bébé l’impression que le monde est calme et sûr. Mais ce type inoffensif de mensonge peut mal tourner si on le laisse sans y prêter attention.

Imaginons qu’on laisse quelqu’un dans un environnement aussi protégé, de nouveau-né jusqu’à ses 18 ans. Induire quelqu’un en erreur si grossièrement sur le monde ne semblerait pas une protection mais un abus. C’est un exemple extrême, bien sûr; quand des parents font ce genre de choses, on en parle dans les journaux. Mais on voit le même problème à une échelle plus petite dans le malaise que ressentent les adolescents des banlieues pavillonnaires.

Le premier but des banlieues pavillonnaires est de pourvoir un environnement protégé pour y faire grandir des enfants. Et ça semble parfait pour des enfants de 10 ans. J’aimais bien vivre dans une banlieue pavillonnaire quand j’avais 10 ans. Je ne remarquait pas comme elle était stérile. Mon monde entier ne dépassait pas les maisons de quelques amis où je me rendais à vélo et quelques bois que je parcourais en courant. Sur une échelle logarithmique, j’étais à mi-chemin entre le berceau et la planète. Une allée de banlieue avait juste la bonne taille. Mais alors que je grandissais, la banlieue pavillonnaire commença à sentir le toc de manière suffocante.

La vie peut être assez agréable à 10 ou 20 ans, mais elle est souvent frustrante à 15. C’est un problème trop gros pour le résoudre ici, mais certainement, une raison pour laquelle la vie est à chier quand on a 15 ans, est que les enfants sont enfermés dans un monde conçu pour des enfants de 10 ans.

De quoi les parents espèrent-ils protéger leurs enfants en les élevant dans des banlieues pavillonnaires? Un ami qui est parti de Manhattan m’a simplement dit que sa fille de 3 ans “en avait trop vu”. Ce qui me vient à l’esprit inclut: des gens qui sont shootés ou ivres, pauvreté, folie, conditions médicales horribles, comportement sexuel à des degrés divers de bizarrerie, et colère violente.

Je pense que la colère est ce qui me préoccuperait le plus si j’avais un enfant de 3 ans. J’avais 29 ans quand j’ai déménagé à New York, et même alors j’ai été surpris. Je ne voudrais pas qu’à 3 ans on voie les disputes que j’ai vues. Ce serait trop effrayant. Une grande partie des choses que les adultes cachent à leurs enfants les plus petits, il les cachent parce qu’elles seraient effrayantes, pas parce qu’ils veulent cacher l’existence de telles choses. Induire l’enfant en erreur n’est qu’un sous-produit.

Ceci semble l’un des types les plus justifiables de mensonges que les adultes racontent aux enfants. Mais parce que les mensonges sont indirects, nous n’en gardons pas un compte très strict. Les parents savent qu’ils ont caché les faits du sexe, et beaucoup, à un moment donné, font s’asseoir leurs enfants et donnent plus d’explications. Mais peu parlent à leurs enfants des différences entre le monde réel et le cocon dans lequel ceux-ci ont grandi. Combinez ceci avec la confiance que les parents essaient d’instiller dans leurs enfants, et chaque année, vous obtenez une nouvelle moisson de jeunes de 18 ans qui pensent qu’ils savent diriger le monde.

Tous les jeunes de 18 ans ne pensent-ils pas qu’ils savent diriger le monde? En réalité, cela semble une innovation récente, pas plus vieille qu’un siècle. À l’époque préindustrielle, les adolescents étaient de jeunes membres du monde adulte, et en comparaison, ils étaient tout à fait conscients de leurs lacunes. Ils pouvaient voir qu’ils n’étaient pas aussi forts ou habiles que le forgeron du village. Autrefois, les gens mentaient aux enfants sur certaines choses, plus que nous ne le faisons maintenant, mais les mensonges implicites dans un environnement artificiel et protégé sont une invention récente. Comme beaucoup de nouvelles inventions, les riches l’ont eu en premier. Les enfants des rois et des grands magnats furent les premiers à grandir hors du contact avec le monde. Le phénomène des banlieues pavillonnaire signifie que la moitié de la population peut vivre comme des rois dans ce domaine.

Sexe (et Drogue)

J’aurais différentes préoccupations quant à élever des adolescents à New York. Je me préoccuperais moins de ce qu’ils verraient, et plus de ce qu’ils feraient. Je suis allé à la fac avec pas mal d’enfants qui ont grandi à Manhattan, et en règle générale, ils avaient l’air plutôt blasés. Ils semblaient avoir perdu leur virginité à 14 ans en moyenne, et en entrant à la fac, ils avaient déjà essayé une quantité de drogues qui dépassait tout ce dont j’avais pu entendre parler.

Les raisons pour lesquelles les parents ne veulent pas que leurs enfants adolescents n’aient pas de relations sexuelles sont complexes. Il y a des dangers assez évidents: grossesse et maladies sexuellement transmissibles. Mais ce ne sont pas les seules raisons pour lesquelles les parents ne veulent pas que leurs enfants aient des relations sexuelles. Les parents moyens d’une fille de 14 ans ne supporteraient pas l’idée que celle-ci ait des relations sexuelles, même s’il y avait zéro risque de grossesse ou de maladies sexuellement transmissibles.

Les enfants peuvent probablement sentir qu’on ne leur dit pas tout. Après tout, une grossesse ou des maladies sexuellement transmissibles sont tout autant des problèmes pour les adultes, et ils ont des relations sexuelles.

Ce qui dérange réellement les parents dans le fait que leurs enfants aient des relations sexuelles? L’idée leur déplaît si viscéralement qu’elle est probablement innée. Mais si c’est inné, cela devrait être universel, et il y a nombre de sociétés où les parents n’ont rien à redire si leurs enfants ont des relations sexuelles – en fait, où il est normal pour les filles de 14 ans de devenir mères. Alors qu’est-ce qui se passe? Ils ne semble pas y avoir de tabou universel contre le sexe avec les enfants pré-pubescents. On pourrait imaginer des raisons liées à l’évolution pour cela. Et je pense que c’est la raison principale pour laquelle les parents des sociétés industrielles désapprouvent que les adolescents aient des relations sexuelles. Ils les pensent encore comme des enfants, même si biologiquement ceux-ci ne le sont pas, ce qui fait que le le tabou contre le sexe avec les enfants est toujours fort.

Une chose que les adultes cachent sur le sexe, ils le cachent aussi sur la drogue: que cela peut causer un grand plaisir. C’est ce qui rend le sexe et la drogue si dangereux. Le désir qu’ils suscitent peut troubler le discernement – ce qui est spécialement effrayant quand le discernement troublé est le discernement déjà bien pauvre d’un adolescent.

Ici, les désirs des parents entrent en conflit. Les anciennes sociétés disaient aux enfants qu’ils avaient un mauvais discernement, mais les parents modernes veulent que leurs enfants soient confiants. C’est peut-être un meilleur plan que l’ancien qui consistait à les remettre à leur place, mais ceci a l’effet secondaire, qu’après avoir implicitement menti aux enfants sur la qualité de leur discernement, nous devons leur mentir encore sur tous les problèmes qui pourraient leur arriver s’ils nous croyaient.

Si les parents racontaient à leurs enfants la vérité sur le sexe et la drogue, cela serait: la raison pour laquelle tu dois éviter ces choses est que tu as un piètre discernement. Des gens qui ont deux fois ton expérience s’y brûlent quand même. Mais c’est peut-être un de ces cas où la vérité ne serait pas convaincante, parce qu’un des symptômes d’un mauvais discernement est de croire qu’on a un bon discernement. Quand on est trop faible pour soulever quelque chose, on peut le dire, mais quand on prend une décision sur un coup de tête, on en est d’autant plus sûr.

Innocence

Une autre raison qui fait que les parents ne veulent pas que leurs enfants aient des relations sexuelles, est qu’ils veulent les garder innocents. Les adultes ont un certain modèle de la manière dont les enfants sont supposés se comporter, et elle est différente de ce qu’ils attendent d’autres adultes.

Une des différences les plus évidentes sont les mots que les enfants sont autorisés à utiliser. La plupart des parents emploient des mots en parlant à d’autres adultes, qu’ils ne voudraient pas voir leurs enfants employer. Ils essaient de cacher jusqu’à l’existence de ces mots aussi longtemps qu’ils le peuvent. Et ceci est une autre de ces conspirations auxquelles tout le monde participe: tout le monde sait qu’on n’est pas censé dire de gros mots devant des enfants.

Je n’ai jamais entendu plus d’explications différentes dans ce que les parents racontent à leurs enfants, que ce pourquoi ceux-ci ne doivent pas dire de gros mots. Tous les parents que je connais interdisent à leurs enfants de dire des gros mots, et pourtant, pas deux n’ont la même justification. C’est clair que la plupart partent du principe qu’ils ne veulent pas que leur enfants disent des gros mots, et inventent la raison après.

Alors ma théorie sur ce qui se passe est que la fonction des gros mots est de marquer le locuteur comme un adulte. Il n’y a pas de différence dans la signification de “merde” et “popo”. Alors pourquoi les enfants seraient autorisés à dire l’un, et l’autre leur serait interdit? La seule explication est: par définition. [3]

Pourquoi est-ce que cela dérange autant les adultes quand les enfants font des choses réservées aux adultes? L’idée d’un enfant de dix ans, grossier, appuyé sur un réverbère, une cigarette pendant au coin de la bouche est très déconcertante. Mais pourquoi?

Une raison pour laquelle nous voulons que les enfants soient innocents est que nous sommes programmés pour aimer certaines sortes d’impuissance. J’ai plusieurs fois entendu des mères dire qu’elles s’empêchent délibérément de corriger les erreurs de prononciations de leurs jeunes enfants, parce qu’ils étaient tellement mignons. Et si vous y réfléchissez, être mignon, c’est être impuissant. Les jouets et les personnages de dessins animés conçus pour être mignons ont toujours l’air perdu et des membres potelés, inefficaces.

Ce n’est pas surprenant que nous ayons un désir inné d’aimer et protéger les créatures impuissantes, si l’on considère que la progéniture humaine est si impuissante pendant si longtemps. Sans l’impuissance qui rend les enfants mignons, ils seraient très agaçants. Ils ne ressembleraient qu’à des adultes incompétents. Mais il y a plus. La raison qui fait que notre hypothétique enfant de 10 ans blasé me gêne tellement, n’est pas seulement qu’il est agaçant, mais que nous soyons obligés de lui enlever ses perspectives de croissance si tôt. Pour être blasé, on doit penser qu’on sait comment le monde marche, et toute théorie qu’un enfant de 10 ans aurait là-dessus serait probablement assez étroite.

L’innocence, c’est aussi l’ouverture d’esprit. Nous voulons que les enfants soient innocents pour qu’ils continuent à apprendre. Aussi paradoxal que cela semble, il y a des sortes de connaissance qui gênent d’autres sortes de connaissance. Si on doit apprendre que le monde est un endroit brutal rempli de gens qui essayent de s’exploiter les uns les autres, on a intérêt à l’apprendre en dernier. Sinon, on ne se donnera pas la peine d’apprendre beaucoup plus.

Les adultes très intelligents semblent souvent inhabituellement innocents, et je ne pense pas que c’est une coïncidence. Je pense qu’ils ont délibérément évité d’en savoir sur certaines choses. C’est mon cas, certainement. Je pensais autrefois que je voulais tout savoir. Maintenant, je sais que non.

Mort

Après le sexe, la mort est le sujet sur lequel les adultes mentent le plus ostensiblement aux enfants. Le sexe, je crois qu’ils le cachent à cause de tabous profonds. Mais pourquoi cachons-nous la mort aux enfants? Probablement parce que les petits enfants en sont particulièrement horrifiés. Ils veulent se sentir en sécurité, et la mort est la menace ultime.

Un des mensonges les plus spectaculaires que nos parents nous aient dit était sur la mort de notre premier chat. D’année en année, comme nous demandions plus de détails, ils étaient obligés d’inventer un peu plus, et ainsi l’histoire devint assez élaborée. Le chat était mort dans le cabinet du véto. De quoi? De l’anesthésie elle-même. Pourquoi le chat était-il dans le cabinet du véto? Pour être soigné. Et pourquoi est-ce qu’une opération aussi routinière l’avait tué? Ce n’était pas la faute du véto; le cœur du chat était congénitalement fragile; l’anesthésie était plus qu’il ne pouvait supporter; mais il n’y avait aucune manière que quiconque ait pu le savoir d’avance. Ce n’est que lorsque nous avions la vingtaine que la vérité fut mise à jour: ma sœur, alors âgée de trois ans, avait accidentellement marché sur le chat et cassé son dos.

Ils ne ressentaient pas le besoin de nous dire que le chat vivait maintenant heureux dans le paradis des chats. Mes parents ne prétendaient jamais que les gens ou les animaux qui mouraient étaient “partis vers un monde meilleur”, ou que nous les reverrions un jour. Cela ne semblait pas nous faire de mal.

Ma grand-mère nous raconta une version revue et corrigée de la mort de mon grand-père. Elle nous disait qu’ils étaient assis en train de lire un jour, et quand elle lui avait dit quelque chose, il n’avait pas répondu. Il avait l’air d’être endormi, mais quand elle avait essayé de le secouer, elle n’avait pas pu. “Il était parti.” Avoir une crise cardiaque ressemblait à la même chose que s’endormir. Plus tard, j’ai appris que ça n’avait pas été aussi propre, et la crise cardiaque avait mis presque une journée à le tuer.

À côté de mensonges aussi purs et simples, il a dû y avoir beaucoup de changements de sujet quand la mort était abordée. Je ne m’en souviens pas, bien sûr, mais je peux l’inférer du fait que je n’ai pas réellement saisi que j’allais mourir avant d’avoir environ 19 ans. Comment avais-je pu manquer quelque chose d’aussi évident pendant si longtemps? Maintenant que j’ai vu des parents gérer le sujet, je peux voir comment: les questions sur la mort sont gentiment mais fermement mises de côté.

Sur ce sujet, spécialement, les enfants font la moitié du travail. Les enfants veulent souvent qu’on leur mente. Ils veulent croire qu’ils vivent dans un monde confortable et sûr, autant que leurs parents veulent qu’ils y croient. [4]

Identité

Certains parents ressentent une adhésion forte à un groupe ethnique ou religieux et veulent que leurs enfants le sentent aussi. Ceci requiert deux sortes différentes de mensonge: le premier est de dire à l’enfant que il ou elle est un X, et le second est tout mensonge spécifique par lequel les X se différencient en ce qu’ils y croient. [5]

Raconter à un enfant qu’il a une identité ethnique ou religieuse particulière est l’une des choses les plus marquantes qu’on puisse lui raconter. Pour à peu près toute autre chose qu’on raconte à un enfant, il peut changer son point de vue plus tard quand il commence à penser par lui-même. Mais si on dit à un enfant qu’il est membre d’un certain groupe, cela semble quasi impossible à ébranler.

Ceci, malgré le fait que c’est peut-être l’un des mensonges les plus prémédités que les parents racontent. Quand les parents sont de religions différentes, ils se mettront souvent d’accord entre eux pour que leurs enfants soient élevés “comme des X”. Et ça marche. Les enfants grandissent obligeamment en se considérant comme des X, malgré le fait que si leurs parents avaient choisi l’autre solution, ils auraient grandi en se considérant comme des Y.

Une raison qui fait que cela marche si bien est le second mensonge en jeu. La vérité est un bien commun. On ne peut pas distinguer son groupe en faisant des choses qui sont rationnelles, et en croyant des choses qui sont vraies. Si on veut se mettre à l’écart des autres gens, on doit faire des choses qui sont arbitraires, et croire des choses qui sont fausses. Et après avoir dépensé leur vie entière à faire des choses qui sont arbitraires et croire des choses qui sont fausses, et être considéré comme bizarre par les “outsiders” sur ce sujet, la dissonance cognitive qui pousse les enfants à se considérer eux-mêmes comme des X est énorme. S’ils ne sont pas des X, pourquoi sont-ils attachés à toutes ces croyances et pratiques arbitraires? S’ils ne sont pas des X, pourquoi est-ce que tous les non-X les appellent ainsi?

Cette forme de mensonge n’est pas sans ses applications. On peut l’utiliser pour convoyer une cargaison de croyances bénéfiques, et elles deviendront aussi une part de l’identité de l’enfant. On peut raconter à l’enfant qu’en plus de ne jamais porter la couleur jaune, croire que le monde a été créé par un lapin géant, et toujours claquer des doigts avant de manger du poisson, les X sont aussi particulièrement honnêtes et industrieux. Les enfants X grandiront avec le sentiment que cela fait partie de leur identité d’être honnête et industrieux.

Ceci compte probablement pour beaucoup dans le déferlement des religions modernes, et explique pourquoi leurs doctrines joignent l’utile au bizarre. La moitié bizarre est ce qui fait que la religion prend, et la moitié utile est la cargaison. [6]

Autorité

Une des raisons les moins excusables pour laquelle les adultes mentent aux enfants est pour maintenir leur pouvoir sur eux. Parfois, ces mensonges sont véritablement sinistres, comme un pédophile racontant à ses victimes qu’ils auront des problèmes s’ils disent à qui que ce soit, ce qui leur est arrivé. D’autres semblent plus innocents; cela dépend du degré de mensonge qu’atteignent les adultes pour maintenir leur pouvoir et ce pourquoi ils l’utilisent.

La plupart des adultes font un peu d’efforts pour cacher leurs défauts aux enfants. Habituellement, leurs motivations sont mélangées. Par exemple, un père qui a une relation extra-conjugale le cache à ses enfants. Ses motifs sont en partie parce que cela les préoccuperait, en partie parce que cela introduirait le sujet du sexe, et en partie (plus grande que ce qu’il serait prêt à admettre) parce qu’il ne veut pas se ternir à leurs yeux.

Si on veut apprendre quels mensonges sont racontés aux enfants, il faut lire à peu près n’importe quel livre écrit pour leur expliquer les “sujets sensibles”. [7] Peter Mayle en a écrit un appelé Pourquoi allons-nous divorcer? Il commence par les trois choses les plus importantes dont on doit se souvenir sur le divorce, l’une d’entre elle étant:

Tu ne dois pas faire porter le chapeau à un seul parent, parce que le divorce n’est jamais la faute d’une seule personne. [8]

Ah vraiment? Quand un homme s’enfuit avec sa secrétaire, est ce que c’est toujours en partie la faute de sa femme? Mais je peux voir pourquoi Mayle a pu dire ça. Peut-être que c’est plus important pour les enfants de respecter leurs parents que de savoir la vérité à leur sujet.

Mais parce que les adultes cachent leurs défauts, et en même temps ont de fortes exigences pour leurs enfants, beaucoup d’enfants grandissent en ayant le sentiment qu’ils ne sont désespérément pas à la hauteur. Ils errent en se sentant horriblement vilains d’avoir utilisé un gros mot, quand en réalité la plupart des adultes autour d’eux font des choses bien pires.

Ceci se produit dans les questions intellectuelles aussi bien que morales. Plus les gens sont confiants, plus ils semblent enclins à répondre “je ne sais pas” à une question. Les gens moins confiants ont l’impression qu’ils doivent avoir une réponse, sinon ils auront l’air mauvais. Mes parents étaient assez bons pour admettre quand ils ne savaient pas des choses, mais les professeurs ont dû me raconter beaucoup de mensonges de ce type, parce que j’ai rarement entendu un professeur dire “je ne sais pas” avant d’entrer à la fac. Je m’en souviens parce que c’était surprenant d’entendre quelqu’un dire ça devant une classe.

Le premier indice que j’ai eu que les professeurs n’étaient pas omniscients est arrivé en sixième, après que mon père a contredit quelque chose que j’avais appris à l’école. Quand j’ai protesté en disant que le professeur avait dit le contraire, mon père a répondu que le type n’avait aucune idée de ce dont il parlait – qu’il était juste un instituteur, après tout.

Juste un instituteur? La phrase semblait presque mal formée grammaticalement. Est-ce que les professeurs ne savaient pas tout des sujets qu’ils enseignaient? Et si non, pourquoi étaient-ils ceux qui nous enseignaient?

La triste vérité est que les instituteurs des écoles publiques américaines ne comprennent généralement pas très bien les trucs qu’ils enseignent. Il y a quelques solides exceptions, mais en règle générale, les gens qui prévoient d’enseigner se classent près du bas de la population étudiante. Donc le fait que je pensais à 11 ans que les professeurs étaient infaillibles montre quel travail le système avait dû accomplir sur mon cerveau.

École

Ce qu’on enseigne aux enfants à l’école est un mélange complexe de mensonges. Les plus excusables sont ceux racontés pour simplifier les idées et les rendre faciles à apprendre. Le problème est que beaucoup de propagande se glisse dans le cursus au nom de la simplification.

Les manuels des écoles publiques représentent un compromis entre ce que différents groupes veulent qu’on raconte aux enfants. Les mensonges sont rarement manifestes. Habituellement, ils consistent, ou bien en des omissions, ou bien dans des sujets qu’on accentue démesurément aux dépens des autres. La conception de l’histoire que nous avions à l’école primaire était une hagiographie brute, avec au moins un représentant de chaque groupe puissant.

Les scientifiques célèbres dont je me souviens étaient Einstein, Marie Curie et George Washington Carver. Einstein était un gros morceau parce que son travail avait conduit à la bombe atomique. Marie Curie avait quelque chose à voir avec les rayons X. Mais j’étais mystifié au sujet de Carver. Il me semblait qu’il avait fait des choses avec des cacahuètes.

C’est évident maintenant qu’il était sur la liste parce qu’il était noir (et au passage, que Marie Curie y était parce qu’elle était une femme), mais, enfant, j’ai été embrouillé pendant des années à son sujet. Je me demande s’il n’aurait pas été mieux de nous dire simplement la vérité: qu’il n’y avait pas de scientifiques noirs célèbres. Mettre sur un pied d’égalité George Washington Carver et Einstein nous induisait en erreur, non seulement sur la science, mais aussi sur les obstacles que les noirs rencontraient à cette époque.

À mesure que les sujet devenaient plus légers, les mensonges devenaient plus fréquent. Quand on en venait à la politique et à l’histoire récente, ce qu’on nous enseignait était à peu près de la propagande pure. Par exemple, on nous apprenait à considérer les dirigeants politiques comme des saints – en particulier Kennedy et King, récemment morts en martyrs. Ce fut stupéfiant d’apprendre plus tard qu’ils avaient tous les deux été des coureurs de jupons invétérés, et qu’en plus, Kennedy était accro aux amphètes. (Quand le plagiat de King a émergé, j’avais perdu la capacité à être surpris des méfaits des gens connus.)

Je doute que l’on puisse enseigner aux enfants l’histoire récente sans leur apprendre des mensonges, parce presque quiconque a quoi que ce soit à dire à ce propos, a un biais particulier à y mettre. L’histoire très récente consiste en des biais. Ce serait peut-être mieux de simplement leur enseigner quelques méta-faits comme celui-là.

Ce qui est probablement le plus gros mensonge enseigné dans les écoles, cependant, est que la manière de réussir est de suivre “les règles”. En réalité, la plupart de ces règles sont juste des hacks pour gérer efficacement des grands groupes.

Paix

De toutes les raisons pour lesquelles nous mentons aux enfants, la plus puissante est probablement la même raison toute bête qui fait qu’ils nous mentent.

Souvent, quand nous mentons aux gens, ce n’est pas dans le cadre d’une stratégie consciente, mais parce qu’ils réagiraient violemment à la vérité. Les enfants, presque par définition, manquent de self-control. Ils réagissent violemment aux choses – et ainsi, on leur ment beaucoup. [9]

Il y a quelques Thanksgivings de cela, un de mes amis s’est trouvé dans une situation qui illustre parfaitement les motivations complexes que nous avons quand nous mentons aux enfants. Comme la dinde rôtie apparaissait sur la table, son fils de 5 ans, perceptif à un degré alarmant, demanda si la dinde avait voulu mourir. Prévoyant le désastre, mon ami et sa femme ont rapidement improvisé: oui, la dinde avait voulu mourir, et en réalité, avait vécu toute sa vie avec pour objectif de devenir leur dîner de Thanksgiving. Et ce fut tout (ouf).

À chaque fois que nous mentons aux enfants pour les protéger, nous leur mentons aussi pour maintenir la paix.

Une conséquence de cette sorte de mensonge calmant est que nous grandissons en pensant que des choses horribles sont normales. C’est difficile pour nous de ressentir l’urgence en tant qu’adultes, à propos de quelque chose dont nous avons littéralement été entraînés à ne pas nous préoccuper. Quand j’avais environ 10 ans, j’ai vu un documentaire sur la pollution qui m’a complètement paniqué. Il semblait que la planète était en train d’être ruinée de manière irrécupérable. Je suis allé voir ma mère après pour lui demander s’il en était ainsi. Je ne me souviens plus de ce qu’elle a dit, mais elle m’a fait me sentir mieux, du coup j’ai arrêté de m’en faire à ce sujet.

C’était probablement la meilleure façon de s’y prendre avec un enfant de 10 ans effrayé. Mais nous devrions en comprendre le prix. Cette sorte de mensonge est une des raisons principales qui font que les mauvaises choses persistent: nous sommes entraînés à les ignorer.

Détox

Un sprinter, dans une course, entre presque immédiatement dans un état appelé “dette d’oxygène”. Son corps met en route une source d’énergie d’urgence, qui est plus rapide que la respiration aérobie normale. Mais ce processus accumule des toxines, qui au bout du compte nécessitent de l’oxygène supplémentaire pour s’éliminer, ce qui fait qu’à la fin de la course, le sprinter doit s’arrêter et souffler pendant un moment pour se rétablir.

Nous atteignons l’âge adulte avec une sorte de dette de vérité. On nous a raconté beaucoup de mensonges pour nous faire traverser notre enfance (nous et nos parents). Certains étaient peut-être nécessaires. Certains ne l’étaient probablement pas. Mais nous atteignons tous l’âge adulte la tête pleine de mensonges.

Il n’y a jamais de moment où les adultes vous font asseoir et vous expliquent tous les mensonges qu’ils vous ont racontés. Ils en ont oublié la plupart. Alors, si on veut se laver la tête de ces mensonges, on doit le faire soi-même.

Peu le font. La plupart des gens traversent la vie avec des morceaux d’emballage collés à leur esprit, et ils ne le savent jamais. On ne peut probablement jamais annuler complètement les effets des mensonges qu’on vous a racontés enfant, mais ça vaut la peine d’essayer. J’ai trouvé qu’à chaque fois que j’ai été capable de défaire un mensonge qu’on m’avait raconté, quantités d’autre choses se remettaient en place.

Heureusement, une fois qu’on atteint l’âge adulte, on reçoit une nouvelle ressource précieuse qu’on peut utiliser pour se rendre compte des mensonges qu’on a subi. On est désormais l’un des menteurs. On a le droit de regarder l’envers du décor, à mesure que les adultes biaisent le monde pour une nouvelle génération d’enfants.

La première étape pour se nettoyer la tête est de se rendre compte combien on est loin d’être un observateur impartial. Quand j’ai quitté l’école, j’étais, pensais-je, un complet sceptique. Je m’étais rendu compte que le lycée était merdique. Je pensais que j’étais prêt à questionner tout ce que je savais. Mais parmi les nombreuses autres choses dont j’étais ignorant, il y avait la quantité de débris qui était déjà dans ma tête. Ce n’est pas assez de considérer sa pensée à l’état vierge. Il faut l’effacer consciencieusement.


Notes

[1] Une raison pour laquelle je me suis cantonné à un mot si brutalement simple est que les mensonges que nous racontons aux enfants ne sont probablement pas si inoffensifs que nous le pensons. Si on regarde ce que les adultes disaient aux enfants dans le passé, il est choquant de constater combien ils leur mentaient. Comme nous, ils le faisaient avec les meilleures intentions. Donc, si nous pensons que nous sommes aussi ouverts qu’on puisse raisonnablement l’être avec des enfants, nous nous méprenons probablement. Il est probable que dans 100 ans,  les gens seront aussi choqués par des mensonges que nous racontons, que nous le sommes par des mensonges que les gens racontaient il y a 100 ans.

Je ne peux pas prédire desquels il s’agira, et je ne veux pas écrire un essai qui semblera idiot dans 100 ans. Donc au lieu d’utiliser des euphémismes spéciaux pour les mensonges qui semblent excusables d’après les modes actuelles, je vais juste appeler nos mensonges, mensonges.

(J’ai omis un type: les mensonges racontés pour se jouer de la crédulité des enfants. Ceux-ci vont du “faire semblant”, qui n’est pas vraiment un mensonge, parce qu’il est raconté avec un clin d’œil, aux mensonges effrayants racontés par des frères et sœurs plus vieux. Il n’y a pas grand-chose à dire de ceux-ci: je ne voudrais pas voir le premier type s’en aller, et je m’y attendrais pas pour le second.)

[2] Calaprice, Alice (sous la direction de), The Quotable Einstein, Princeton University Press, 1996.

[3] Si on demande à des parents pourquoi les enfants ne devraient pas dire de gros mots, les moins cultivés donnent habituellement une réponse qui appelle une question, comme “ça ne se fait pas”, alors que les plus cultivés échafaudent des rationalisations élaborées. En fait, les parents les moins cultivés semblent plus près de la vérité.

[4] Comme un ami qui a des petits enfants l’a fait remarquer, c’est facile pour les petits enfants de se considérer comme immortels, parce que le temps leur semble passer si lentement. Pour un enfant de 3 ans, un jour paraît comme un mois pour un adulte. Donc 80 ans lui semblent comme 2400 ans pour nous.

[5] Je suis conscient que je vais subir des accusations sans fin pour avoir classifié la religion comme un type de mensonge. Habituellement, les gens évacuent cette question par quelque tergiversation insinuant que les mensonges crus depuis suffisamment longtemps par un nombre suffisamment grand de personnes sont immunisés aux critères habituels de la vérité. Mais parce que je ne peux pas prédire quels mensonges les générations futures considéreront comme inexcusable, je ne peux pas sereinement en omettre quelque type que ce soit. Oui, cela semble improbable que la religion sera passée de mode dans 100 ans, mais pas plus improbable que cela aurait semblé à quelqu’un en 1880 que les collégiens en 1980 apprendraient que la masturbation était parfaitement normale et qu’il ne fallait pas s’en sentir coupable.

[6] Malheureusement, la cargaison peut être faite de mauvaises pratiques aussi bien que de bonnes. Par exemple, il y a certaines qualités que quelques groupes en Amérique considèrent comme “jouer au blanc”. En fait, la plupart d’entre elles pourraient aussi justement être appelées “jouer au Japonais”. Il n’y a rien de spécifiquement blanc à ces pratiques. Elles sont communes à toutes les cultures où l’on vit depuis longtemps dans des villes. Alors, c’est probablement un pari perdant pour un groupe de considérer que se comporter de manière opposée est une part de son identité.

[7] Dans ce contexte, “sujet sensible” signifie peu ou prou “choses au sujet desquelles on va leur mentir”. C’est pourquoi il y a un nom spécial pour ces sujets.

[8] Mayle, Peter, Why Are We Getting a Divorce?, Harmony, 1988.

[9] Ce qui est ironique, c’est que c’est aussi la même raison qui fait que les enfants mentent aux adultes. Si l’on part en sucette quand des gens vous racontent des choses alarmantes, ils vont cesser de vous les dire. Les adolescents ne disent pas à leurs parents ce qui s’est passé cette nuit où ils étaient censés dormir chez un ami, pour la même raison que les parents ne disent pas aux enfants de 5 ans la vérité sur la dinde de Thanksgiving. Ils partiraient en sucette s’ils savaient.