jeudi 7 août 2008

Personne n’est fait pour avoir un patron

(Paul Graham)

vo: You weren’t meant to have a boss

Mars 2008, révisé en juin 2008

La technologie a tendance à séparer le normal du naturel. Nos corps n’ont pas été conçus pour manger les nourritures que mangent les gens des pays riches, ou pour faire si peu d’activité physique. Il y a sans doute un problème similaire dans la façon dont nous travaillons: un boulot normal nous fait sans doute autant de mal intellectuellement, que de la farine blanche ou du sucre nous en font physiquement.

J’ai commencé à soupçonner cela, après avoir passé plusieurs années à travailler avec des fondateurs de start-ups. J’ai maintenant travaillé avec plus de 200 d’entre eux, et j’ai remarqué une différence nette entre les programmeurs qui travaillent à leur propre start-up et ceux qui travaillent pour de grandes organisations. Je ne dirais pas que les fondateurs semblaient plus heureux, nécessairement; lancer une start-up est parfois très stressant. La meilleure manière de présenter cela est peut-être de dire qu’ils sont plus heureux, comme un corps est plus heureux pendant une longue course, plutôt qu’assis dans un canapé en train de manger des doughnuts.

Même s’ils sont statistiquement anormaux, les fondateurs de start-up semblent travailler d’une manière plus naturelle pour des humains.

J’étais en Afrique l’année dernière et j’ai vu à l’état sauvage beaucoup d’animaux que je n’avais alors vus que dans des zoos. La différence d’apparence était frappante. En particulier les lions. Les lions à l’état sauvage semblent presque dix fois plus vivants. Ce sont comme des animaux différents. Je soupçonne que les humains se sentent mieux en travaillant pour eux-mêmes, de la même manière qu’un grand prédateur comme un lion doit se sentir mieux en vivant à l’état sauvage. La vie dans un zoo est plus facile, mais ce n’est pas la vie pour laquelle ils ont été conçus.

Pyramides

Qu’y a-t-il d’autant contre-nature à travailler pour une grande entreprise? La racine du problème est que les humains ne sont pas faits pour travailler dans des groupes si grands.

Une autre chose qu’on remarque quand on voit des animaux dans la nature est que chaque espèce prospère dans des groupes d’une certaine taille. Un troupeau d’impalas peut compter 100 adultes; de babouins, peut-être 20; de lions, rarement 10. Les humains aussi semblent conçus pour travailler en groupe, et ce que j’ai lu sur les chasseurs-cueilleurs coïncide avec la recherche sur les organisations et ma propre expérience, pour suggérer à peu près ce qu’est la taille idéale: les groupes de 8 marchent bien; à partir de 20, ils deviennent difficiles à gérer; et un groupe de 50 est vraiment trop lourd. [1]

Quelle que soit la limite supérieure, nous ne sommes clairement pas censés travailler dans des groupes de plusieurs centaines. Et pourtant – pour des raisons qui ont plus à voir avec la technologie que la nature humaine – un paquet de gens travaillent pour des entreprises employant des centaines ou des milliers de gens.

Les entreprises savent que des groupes aussi gros ne fonctionneraient pas, alors elles se divisent en unités assez petites pour qu’on puisse travailler ensemble. Mais pour coordonner celles-ci, elles doivent introduire quelque chose de nouveau: des patrons.

Ces groupes réduits sont toujours organisés en structure pyramidale. Un groupe se rattache à la pyramide par son patron. Mais quand on utilise ce tour de passe-passe pour diviser un grand groupe en des plus petits, quelque chose d’étrange se produit, quelque chose que je n’ai jamais entendu mentionner explicitement. Dans le groupe du niveau supérieur, un patron représente le groupe entier qu’il dirige. Un groupe de 10 managers n’est pas seulement un groupe de 10 personnes qui travaillent ensemble de manière habituelle. En réalité, c’est un groupe de groupes. Cela signifie que, pour que 10 managers travaillent ensemble comme s’ils n’étaient qu’un groupe de 10 individus, chaque groupe qui travaille pour un manager doit travailler comme s’il n’était qu’une seule personne – les opérationnels et les managers ne partageraient entre eux la liberté que d’une seule personne.

En pratique, un groupe de personnes n’est jamais capable d’agir comme s’il n’était qu’une seule personne. Mais quand une grande organisation est divisée en groupes de cette manière, la pression est toujours dans cette direction. Chaque groupe fait de son mieux pour travailler comme s’il était le petit groupe d’individus dans lequel les humains sont conçus pour travailler. C’est pour ça qu’on l’a créé. Et quand on propage cette contrainte, le résultat est que chaque personne reçoit une marge de manœuvre inversement proportionnelle à la taille de la pyramide entière. [2]

Quiconque a travaillé pour une grande organisation a ressenti cela. On peut ressentir la différence, entre travailler pour une entreprise de 100 salariés, et une entreprise de 10000 salariés, même si on n’est que dans un groupe de 10 personnes.

Sirop de glucose

Un groupe de 10 personnes au sein d’une grande organisation est une espèce de fausse tribu. Le nombre de gens avec lesquels on interagit est à peu près le bon. Mais il manque quelque chose: l’initiative individuelle. Les tribus de chasseurs-cueilleurs ont bien plus de liberté. Les chefs ont un peu plus de pouvoir que les autres membres de la tribu, mais en général, ils ne leur disent pas quoi faire, ni quand, à la différence d’un patron.

Ce n’est pas la faute du patron. Le vrai problème est que dans le groupe du dessus dans la hiérarchie, un groupe complet est une seule personne virtuelle. Le patron est seulement la manière dont cette contrainte est imposée.

Ainsi, travailler dans un groupe de 10 personnes au sein d’une grande organisation semble correct et incorrect en même temps. En surface, on a l’impression d’un groupe dans lequel on est fait pour travailler, mais il manque quelque chose d’essentiel. Un boulot dans une grande entreprise, c’est comme un sirop de glucose fort en fructose: il a certaines des qualités des choses qu’on est censé aimer, mais il manque d’autres de ces qualités, à un point désastreux.

De fait, la nourriture est une métaphore excellente pour expliquer ce qui ne va pas dans un emploi lambda.

Par exemple, travailler pour une grande entreprise est ce qu’on fait par défaut, au moins pour les programmeurs. Qu’y a-t-il de mal à ça? Eh bien, ça se voit assez clairement avec la nourriture. Si on était lâché aujourd’hui à un point quelconque de l’Amérique, presque toute la nourriture alentour serait mauvaise pour la santé. Les humains ne sont pas faits pour manger de la farine blanche, du sucre raffiné, du sirop de glucose fort en fructose, de l’huile végétale hydrogénée. Et pourtant, si on analysait le contenu de l’épicerie de base, on se rendrait probablement compte que ces quatre ingrédients totaliseraient l’essentiel des calories. La nourriture “normale” est atrocement mauvaise pour la santé. Les seules personnes qui mangent ce que les humains sont conçus pour manger sont quelques originaux en birkenstocks à Berkeley.

Si la nourriture “normale” est si mauvaise pour nous, pourquoi est-elle si répandue? Il y a deux raisons principales. La première est qu’elle a un attrait plus immédiat. Certes, une heure après avoir mangé cette pizza, on ne se sent pas bien, mais les premières bouchées étaient très bonnes. La deuxième raison vient des économies d’échelle. On peut produire de la malbouffe à grande échelle; pas des légumes frais. Ce qui signifie (a) que la malbouffe peut être très bon marché, et (b) qu’elle vaut qu’on dépense beaucoup pour la promouvoir.

Si les gens ont le choix entre une chose pas chère, abondamment promue et attrayante à court terme, et une chose chère, obscure et attrayante à long terme, laquelle pensez-vous qu’ils choisiront pour la plupart?

C’est la même chose au travail. Le diplômé de base du MIT veut travailler chez Google ou Microsoft, parce que c’est une marque reconnue, c’est prudent, et on lui versera d’emblée un bon salaire. C’est l’équivalent, en emploi, de la pizza qu’il a mangée au déjeuner. Les inconvénients n’apparaîtront que plus tard, et seulement sous forme d’un vague malaise.

Et pendant ce temps, fondateurs et salariés précoces de start-ups seront comme les originaux et leurs birkenstocks à Berkeley: bien qu’une minuscule minorité de la population, ce sont eux qui vivent comme sont censés vivre les humains. Dans un monde artificiel, il faut être extrémiste pour vivre naturellement.

Programmeurs

Les restrictions imposées par les emplois en grande entreprise pèsent particulièrement sur les programmeurs, parce que l’essence de la programmation est de construire de nouvelles choses. Les commerciaux présentent essentiellement les mêmes argumentaires tous les jours; les gens du service client répondent à peu près aux mêmes questions; mais une fois qu’on a écrit un bout de code, on n’a pas besoin de le récrire. Donc un programmeur qui travaille comme sont censés travailler les programmeurs, est toujours en train de faire quelque chose de nouveau. Et quand on fait partie d’une organisation dont la structure donne à chaque personne une marge de manœuvre inversement proportionnelle à la taille de la pyramide, on rencontrera des résistances quand on fera quelque chose de nouveau.

Il semble que ce soit une conséquence inévitable de la taille. C’est vrai jusque dans les entreprises les plus intelligentes. Je parlais récemment à un fondateur, qui avait envisagé de lancer une start-up à peine sorti de la fac, mais qui est allé travailler pour Google à la place, parce qu’il pensait qu’il en apprendrait plus là-bas. Il n’en a pas appris autant qu’il l’espérait. Les programmeurs apprennent en faisant, et il ne pouvait pas faire la plupart des choses qu’il voulait faire – parfois parce que l’entreprise ne lui permettait pas, mais souvent parce que le code de l’entreprise ne lui permettait pas. Entre le code hérité qu’il faut traîner, le coût que cela représente de faire du développement dans une organisation si grande, et les restrictions imposées par les interfaces qui appartiennent à d’autres groupes, il ne pouvait essayer qu’une petite fraction des choses qu’il aurait aimé essayer. Il m’a dit avoir appris bien plus dans sa propre start-up, malgré le fait qu’il doive faire toutes les menues tâches de l’entreprise en plus de la programmation, parce qu’au moins, quand il programme, il peut faire tout ce qu’il veut.

Un obstacle en aval se propage en amont. Si l’on n’est pas autorisé à implémenter de nouvelles idées, on arrête d’avoir des idées. Et vice versa: quand on peut faire tout ce qu’on veut, on a plus d’idées sur ce qu’on doit faire. Donc travailler pour soi-même rend notre cerveau plus puissant, de même qu’un système d’échappement peu restrictif rend un moteur plus puissant.

Travailler pour soi-même n’implique pas forcément de monter une start-up, bien sûr. Mais un programmeur qui choisit entre un boulot standard dans une grande entreprise et sa propre start-up, apprendra sans doute plus en faisant la start-up.

On peut régler le degré de liberté qu’on obtient en modifiant l’échelle de l’entreprise pour laquelle on travaille. Si on monte l’entreprise, on aura le maximum de liberté. Si l’on devient l’un des 10 premiers salariés, on aura presque autant de liberté que les fondateurs. Même une entreprise de 100 personnes donnera une impression différente d’une entreprise avec 1000 personnes.

Travailler pour une petite entreprise ne garantit pas la liberté. La structure pyramidale des grandes organisations impose une limite supérieure à la liberté, pas une limite inférieure. Le dirigeant d’une petite entreprise peut toujours choisir d’être un tyran. L’idée, c’est qu’une grande organisation est forcée, du fait de sa structure, à en être une.

Conséquences

Ceci a des conséquences, à la fois pour les organisations et les individus. Une de ces conséquences, est que les entreprises ralentiront inévitablement comme elles grossiront, quoi qu’elles tentent pour garder leur esprit de start-up. C’est une conséquence de la structure pyramidale que toute grande organisation est forcée d’adopter.

Ou plutôt, une grande organisation pourrait éviter de ralentir, si seulement elle évitait la structure pyramidale. Et puisque la nature humaine limite la taille des groupes qui peuvent travailler ensemble, la seule façon que je peux imaginer pour les groupes plus grands d’éviter la structure pyramidale, serait de n’avoir pas de structure: que chaque groupe soit réellement indépendant, et qu’ils travaillent tous ensemble comme le fait une économie de marché.

Peut-être cela vaudrait-il le coup d’être exploré. Je soupçonne qu’il y a déjà des domaines d’activité hautement fractionnables qui penchent dans cette direction. Mais je ne connais pas d’entreprise technologique qui l’ait fait.

Il y a une chose que les entreprises peuvent faire, à défaut de se structurer comme des éponges: elles peuvent rester petites. Si j’ai raison, alors c’est vraiment payant de maintenir une entreprise aussi petite qu’elle puisse l’être à chaque étape. En particulier une entreprise technologique. Ce qui signifie qu’il est doublement important d’embaucher les meilleures personnes. Les médiocres blessent par deux fois: non seulement ils produisent moins, mais de plus ils vous rendent gros, parce qu’on a besoin de plus d’entre eux pour résoudre un problème donné.

Pour les individus, le corollaire est le même: il faut viser petit. Ce sera toujours chiant de travailler pour de grandes organisations, et plus l’organisation sera grande, plus ce sera à chier.

Dans un essai que j’ai écrit il y a quelques années, je conseillais aux diplômés du second degré de travailler quelques années dans une autre entreprise avant de fonder la leur. Je ne dirais plus ça aujourd’hui. Travaillez pour une autre entreprise si vous voulez, mais seulement une petite entreprise, et si vous voulez monter votre start-up, allez-y.

Ce pourquoi je suggérais aux diplômés de ne pas monter des start-ups immédiatement, était que j’avais l’impression que la plupart échoueraient. Et ils échoueront. Mais les programmeurs ambitieux ont intérêt à faire leur propre truc et rater, plutôt que d’aller travailler dans une grande entreprise. Il est certain qu’ils apprendront plus. Il se peut même qu’ils s’en sortent mieux financièrement. Nombre de gens dans la vingtaine s’endettent, parce que leurs dépenses augmentent bien plus vite que le salaire qui leur semblait si élevé quand ils ont quitté l’école. Au moins, s’ils montent une start-up et qu’ils échouent, ils seront à zéro plutôt que dans le rouge. [3]

Nous (NdT: Y Combinator, une entreprise de capital-risque fondée par l’auteur) avons maintenant financé tellement de types différents de fondateurs que nous avons assez de données pour voir des régularités, et il semble qu’il ne soit pas profitable de travailler pour une grande entreprise. Les gens qui ont travaillé pendant quelques années semblent meilleurs que ceux qui sortent tout juste de la fac, mais seulement parce qu’ils sont plus vieux d’autant.

Les gens qui viennent à nous depuis des grandes entreprises semblent toujours un peu conservateurs. Il est difficile de savoir dans quelle mesure c’est parce que les grandes entreprises les ont rendu ainsi, et dans quelle mesure ce conservatisme naturel les a fait travailler pour des grandes entreprises en premier lieu. Mais une grande partie est certainement apprise. Je le sais, parce que j’ai vu ce conservatisme s’écailler.

Le fait d’avoir vu ça se produire si souvent est l’une des choses qui me convainc que travailler pour soi-même, ou au moins pour un petit groupe, est le mode de vie naturel des programmeurs. Les fondateurs qui arrivent à Y Combinator ont souvent l’allure opprimée des réfugiés. Trois mois plus tard, ils sont transformés: ils ont tellement plus de confiance en eux qu’ils semblent comme avoir grandi de quelques centimètres. [4] Aussi étrange que cela paraisse, ils semblent à la fois plus préoccupés et plus heureux. Ce qui est exactement comment je décrirais des lions dans la nature.

En regardant des salariés se transformer en fondateurs, il est clair que la différence entre les deux est surtout due à l’environnement – et en particulier que l’environnement des grandes entreprises est toxique pour les programmeurs. Dans les premières semaines à travailler dans leur propre start-up, ils ont l’air de revenir à la vie, parce qu’enfin ils travaillent comme des personnes sont censées travailler.


Notes

[1] Quand je parle d’êtres humains censés vivre d’une certaine manière, ou conçus pour cela, j’entends, par l’évolution.

[2] Ce ne sont pas seulement la base qui en souffre. Les contraintes se propagent aussi bien vers le haut que vers le bas. Donc les managers sont contraints, eux aussi; au lieu de simplement faire les choses, ils doivent agir par leurs subordonnés.

[3] Il vaut mieux ne pas financer une start-up avec des cartes de crédit. Financer une start-up par endettement est habituellement un geste stupide, et l’endettement par carte de crédit est le plus stupide d’entre tous. L’endettement par carte de crédit est une mauvaise idée, c’est tout. C’est un piège tendu par des entreprises maléfiques pour les désespérés et les imbéciles.

[4] Les fondateurs que nous finançons était autrefois plus jeunes (au début, nous encouragions les non-diplômés à postuler), et les premières fois où j’ai vu ça, je me demandais si, physiquement, ils grandissaient vraiment.

mardi 5 août 2008

Les crises d’identité de l’humanité

(Kevin Kelly)

vo: Humanity's Identity Crises

Mars 2008

Ce siècle verra un thème majeur: la recherche de notre identité collective. Nous sommes à la recherche de qui nous sommes. Qu’est-ce que cela signifie, être humain? Peut-il y avoir plus d’une sorte d’être humain? D’ailleurs, qu’est-ce exactement qu’un humain?

En moyenne, la science révèle une nouvelle invention chaque jour, et, ça ne rate presque jamais ces jours-ci, cette invention quotidienne bouleverse la notion que nous avons de nous-mêmes. Tous les jours, l’actualité remet en cause notre identité. La thérapie à base de cellules souches, le séquençage génétique, l’intelligence artificielle, les robots opérationnels, de nouveaux clones d’animaux, des hybrides interspécifiques, des implants cérébraux, des médicaments qui améliorent la mémoire, des prothèses de membres, des réseaux sociaux – chacun de ces outils brouille les frontières entre nous en tant qu’individus et parmi nous en tant qu’espèce. Qui sommes-nous et qui voulons-nous être?

On peut jouer en ligne avec des réponses à ces questions. Sur Second Life, ou dans les espaces de tchat, on peut choisir qui nous voulons être, notre sexe, notre génétique, même notre espèce. La technologie nous donne les moyens de changer de sexe, vivre dans de nouvelles formes, modifier notre propre corps.

En même temps, nous avons l’essor d’hyper-réalités. Celles-ci sont des simulations si complexes, si convaincantes et cohérentes, qu’elles ont leur propre force de réalité. Une contrefaçon si bonne, qu’elle est vendue et achetée comme une contrefaçon fabuleuse. Un Disneyland si attrayant, qu’il engendre ses propres “contrefaçons”. Il y a forcément quelque chose à contrefaire. Ou des images retouchées à un degré si ostensiblement irréel, qu’elles ont leur propre réalité. Des matériaux synthétiques plus désirables que les matériaux naturels. Des originaux inférieurs à leur reproduction. Peu importe ce qui est vrai et ce qui est Memorex.

Ces hyper-réalités lancent des questions, comme: une agression dans un espace virtuel compte-t-elle comme une véritable agression violente, ou une simple agression virtuelle? Quelle est la part de mental dans nos vies réelles? Dans quelle mesure la réalité est-elle une hallucination consensuelle? Quel est le point où notre esprit finit, et où commence l’extérieur? Et si tout – tout ce qui est en dehors de nous – n’était qu’esprit?

Plus nos vies sont rapidement et abondamment médiatisées – plus nous passons de temps à communiquer par la technologie – plus cette question, “Qu’est-ce qui est réel”, devient urgente. Comment faisons-nous la différence, si tant est que celle-ci existe, entre les réalités et les simulations? Comment ces dernières redéfinissent-elles les humains?

Les investigations libre-pensantes, quasi démentes de Philippe K. Dick, le légendaire auteur de science-fiction, me procurent une grande satisfaction. Je suis un grand fan de Dick. Le vaste corpus de ses œuvres est aujourd’hui incontournable, parce que les deux thèmes qu’il cultivait avec prédilection sont deux thèmes que nous cultiverons dans les 100 prochaines années: Qu’est-ce qu’un humain et quelle est la nature du non-humain, ou réalité.

Deux images de A Scanner Darkly, adaptation de Substance Mort de Philip K. Dick.

Dans un discours étonnant (et étonnamment bizarre) que Dick donna en 1978, il dessine ses thèmes:

Les deux sujets fondamentaux qui me fascinent sont: “Qu’est-ce que la réalité?” et “Qu’est-ce qui constitue l’être humain authentique?” Pendant les vingt-sept années où j’ai publié des romans et des nouvelles, je me suis plongé dans ces sujets encore et encore. Je considère que ce sont des sujets importants. Que sommes-nous? Qu’est-ce que c’est qui nous entoure, que nous appelons le non-moi, ou le monde empirique ou phénoménologique?

Les thèmes de Dick deviennent nos thèmes. La question de “Qui sommes-nous?”, “Qu’est-ce que la réalité?” se déplacera depuis les confins de la science-fiction vers le centre de notre culture. J’imagine assez bien ces questions aux commandes de notre conscience sociétale. La question de l’identité humaine fera la une de USA Today et CNN. La Cour Suprême s’y intéressera. Ce seront des sujets de conversation dans les dîners.

Dans quelques décennies, quand deviendront concrètes, les réalités dont Philip K. Dick ne faisait que rêver; quand nous expérimenterons quotidiennement une meilleure intelligence artificielle; quand les bébés OGM auront grandi; quand les dopants intellectuels marcheront; quand la réalité virtuelle sera routinière; avec des esprits sociaux de ruche en activité constante; alors, les casse-têtes avec lesquels luttait Dick, seront nos casse-têtes. Du genre: Matrix, mais au journal de fin de soirée. Il y aura des sénateurs et des hommes d’affaires et de solides Républicains qui diront: “Eh mec, qu’est-ce qui ça ferait, si la réalité était vraiment un autre niveau? Et si être un humain était un choix?”

On peut s’attendre à une grande incertitude sur notre identité d’espèce et sur la nature de ce que nous devons considérer comme réel. Ce sera une époque anxieuse. Cette anxiété profonde et cette incertitude seront le terreau de nombreuses sectes bizarres et d’étranges croyances – comme elles le furent pour Philip K. Dick (il suffit de lire ce discours!). Des psychoses et des guerres seront fondées sur l’incertitude de ce qu’est un être humain. La guerre de l’avortement et la guerre contre l’esclavage ne sont que deux indices du point auquel cette question peut provoquer un conflit mortel.

Même ceux qui échappent à la violence – le gros des citoyens ordinaires et des internautes – seront pressés par une nappe de doutes insolubles. Qui suis-je? Peut-il y avoir plus d’une espèce d’humains? Un robot peut-il être enfant de Dieu? L’esclavage est-il acceptable entre machines intelligentes? Faut-il étendre le cercle de l’empathie au-delà des animaux et des choses vivantes, pour que celui-ci comprenne les choses fabriquées? Si ça fait mal, est-ce que c’est vrai?

Quand un ami est rongé par ces questions sans réponse, vous voyez à quoi ça ressemble? Il se peut qu’il flippe, ou qu’il deviennent paralysé par ce poids implacable. Maintenant, figurez-vous un monde entier agité par ces obsessions dickiennes. Une espèce entière affectée par une crise d’identité. C’est pour bientôt.

Bricoler l’ère industrielle

(Kevin Kelly)

vo: Bootstrapping the Industrial Age

Mars 2007

L’un des jeux favoris des ingénieurs est d’imaginer comment ils pourraient réinventer une technique essentielle en partant de zéro. Si l’on était bloqué sur une île, ou survivant après l’apocalypse, et qu’on avait besoin de se fabriquer, disons, une lame, ou un livre, peut-être une paire de radios opérationnelles, de quoi aurait-on besoin pour forger du fer, fabriquer du papier, ou créer de l’électricité?

À l’occasion, les bricoleurs se retrouvent en situation de mettre leur jeu en pratique. En février 1942, R. Bradley, officier britannique de l’artillerie royale, fut capturé puis retenu prisonnier par les Japonais à Singapour. Leur camp était isolé, le ravitaillement quasi-inexistant, et ils étaient traités durement comme prisonniers de guerre; quand ils se rebellèrent, ils étaient enfermés dans un hangar d’isolement sans nourriture. Seulement voilà, ils étaient bricoleurs. Avec d’autres prisonniers du camp, Bradley subtilisa des outils manuels aux soldats japonais, et, avec ces éléments épars, il transforma de la ferraille en un tour miniature. Le petit tour était ingénieux. Il était assez petit pour être gardé secret, et assez gros pour être utile. Il pouvait être démonté en pièces qui pouvaient être rangées dans un sac à dos, et transporté au gré des délocalisations fréquentes du camp. Comme de grosses pièces de métal étaient difficiles à se procurer sans attirer l’attention, la poupée mobile du tour était formée de deux pièces d’acier assemblées en queue-d’aronde. La plate-forme originelle fut découpée avec un ciseau à froid.

Le tour était un œuf d’où purent éclore des outils; il fut utilisé pour fabriquer des objets plus sophistiqués. Avec lui, les prisonniers usinèrent un double de la clé du hangar d’isolement (!), et fabriquèrent une batterie camouflée qui alimentait une radio secrète. Pendant les deux années de leur captivité, le tour fabriqua à son tour les outils – comme des tarauds ou des emporte-pièces – qui avaient été utilisés pour le créer. Un tour a ces qualités auto-reproductrices.

Récemment, un type a réinventé le tissu de la société industrielle dans son garage. Feu Dave Gingery était un machiniste de nuit à Springfield, dans le Missouri, qui goûtait le défi de faire quelque chose à partir de rien, ou peut-être est-il plus juste de dire: faire beaucoup en tirant profit du pouvoir de très peu. Après des années de bricolage, Gingery parvint à assembler de zéro un atelier complet à partir de ferrailles abandonnées. Il faisait des outils sommaires qui faisaient de meilleurs outils, qui ensuite faisaient des outils suffisants pour faire de vrais trucs.

Gingery commença avec une simple fonderie d’arrière-cour. C’était un seau de 20 litres rempli de sable. En son centre, du charbon de barbecue se consumait dans une boite à café. À l’intérieur de la boîte de charbon, il y avait un petit creuset en céramique dans lequel il jetait des morceaux d’aluminium – boîtes, etc. Avec un ventilateur, Gingery souffla de l’air dans cette fournaise rudimentaire, ce qui brûla le charbon assez chaud pour faire fondre l’aluminium. Il versa le métal fondu dans un moule de sable humide taillé à la forme qu’il voulait. Quand la fonte fut refroidie, il avait une plate-forme de métal utilisable, qui devint le cœur d’un tour fait main. D’autres éléments du tour furent fondus. Il finit ces éléments grossiers avec des outils manuels. Sa seule “tricherie” fut d’ajouter un moteur électrique usagé – même s’il n’est pas impossible d’imaginer une version mue par énergie éolienne ou hydraulique.

Quand le tour rudimentaire fut en état de marche, il l’utilisa pour tourner les pièces d’une perceuse à colonne. Avec la perceuse et le tour fonctionnant, il retravaillait constamment les pièces du tour lui-même, remplaçant des éléments par des versions améliorées. Ainsi, son minuscule atelier était un dispositif incrémental, capable d’engendrer une machine de plus haute précision que lui-même. Il utilisa cet outil de création incrémentale pour manufacturer les pièces d’une fraiseuse pleinement opérationnelle. Quand la fraiseuse fut finie, il pouvait faire à peu près n’importe quoi.

Gingery récréa l’évolution de la technologie, le formidable schéma par lequel des outils simples créent des outils plus complexes et ainsi de suite à l’infini. Cette expansion du pouvoir de création incrémentale est le moyen par lequel une culture dans son ensemble se tire du ruisseau par la débrouille. Cependant, il est évident que cette petite démonstration n’est pas absolue. Comme processus pour fabriquer ses propres machines-outils, le plan de Gingery convient parfaitement. Il utilise de la fonte à partir de moteurs de machines à laver et autres ferrailles de décharge, pour monter un atelier plutôt robuste. Mais si l’on veut un exemple de relance de société technologique à la manière de Robinson Crusoé – atterrir quelque part et démarrer une civilisation – c’est de la triche, parce que, dans ce dernier jeu, on n’obtient pas de commencer avec des boîtes d’aluminium abandonnées, des écrous et boulons de récupération, de vieux moteurs électriques et des déchets de tôle. Pour vraiment faire le parcours du bricolage minimum à travers le réseau industriel, il faudrait commencer par trouver son propre minerai, le miner et le raffiner avec des outils primitifs, cuire des briques, laminer de la tôle, fabriquer des vis et des boulons à la main – tout ça pour arriver au point où on aurait assez d’outils et de matériaux pour fabriquer la simple fonderie à seau de 20 litres, avec laquelle Gingery commença.

Tous les week-ends, une vingtaine d’écoles de survie américaines dispensent un cours sur comment faire ses propres habits à partir de peaux, tailler un couteau dans une pierre ou un os, couper et assembler un abri à partir d’arbres, et, plus généralement, vivre de la terre avec des outils fabriqués soi-même. Elles commencent plus tôt que Gingery – avec les éléments tels que nous les trouvons dans la nature. Cela représente beaucoup de travail. Il est possible d’allumer un feu sans allumettes, mais seulement après un long entraînement, presque autant que pour devenir un pro d’un jeu vidéo. Même avec tous les outils que le meilleur expert au monde puisse faire ainsi en partant de zéro (une centaine), c’est une vie difficile qui attire peu de gens.

Au-delà de ces outils primitifs, l’interdépendance des objets fabriqués est incroyable. Choisissez au hasard un objet parmi les plusieurs milliers à portée de l’endroit où vous êtes assis. Aucun ne pourrait exister sans nombre d’autres qui l’entourent. Aucune technologie n’est une île.

Prenons un objet très sophistiqué: une page web. Une page web dépend peut-être d’une centaine de milliers d’autres inventions, toutes requises pour sa naissance et prolonger son existence. Il n’y a de page web nulle part sans l’invention du code HTML, sans programmation informatique, sans LED ou tube à rayonnement cathodique, sans puces informatiques à semi-conducteurs, sans ligne de téléphone, sans répéteur de signaux sur longue distance, sans générateur électrique, sans turbine à haute vitesse, sans acier inoxydable, sans fonderie, et sans maîtrise du feu. Aucune de ces inventions concrètes n’existerait sans les inventions élémentaires que sont l’écriture, un alphabet,  les liens hypertexte, les index, les catalogues, les archives, les bibliothèques et la méthode scientifique elle-même. Pour recréer une page web, on doit recréer toutes ces autres fonctions. On pourrait aussi bien recréer la société moderne.

Plus nous essayons de débrouiller ce réseau d’interdépendances, pour arracher une seule découverte de l’écheveau des inventions qui lui sont liées ou nécessaires, plus tout cela devient futile. On obtient le même réseau de soutien pour toute substance ou appareil moderne. Les antibiotiques? Un champ d’inventions qui commence avec les techniques de stérilisation, en passant par les chemins de la chimie, à la technique du pompage, les innovations d’emballage, l’étude des animaux, les procédures de test, l’analyse statistique, et bien d’autres sont requis.

C’est pourquoi recommencer une société sophistiquée après un contretemps dévastateur est si difficile. Sans tous les objets adjacents dans un écosystème donné, une technologie seule ne peut pas avoir d’effet; donc on a besoin qu’elles fonctionnent toutes pour en faire fonctionner une; donc on doit les réparer toutes en même temps. Quand une guerre, un tremblement de terre, un tsunami, une inondation ou le feu détruisent l’infrastructure d’une société sans faire de détail, la tâche de les redécouvrir toutes en même temps est impossible. Une preuve de cette interdépendance profonde est le casse-tête de l’aide aux sinistrés: on a besoin de routes pour apporter de l’essence, mais d’essence pour remettre les routes en état; de médicaments pour soigner les gens, mais de gens en bonne santé pour dispenser les médicaments; de communications pour mettre en route l’organisation, mais d’organisation pour restaurer les communications. C’est avant tout quand elle s’effondre qu’on voit la plate-forme interdépendante de la technologie.

Cela explique aussi pourquoi il vaut mieux ne pas confondre une vue dégagée de l’avenir et le court terme. On peut voir les contours précis vers lesquels se dirige la technologie, mais nous avons tendance à surestimer la proximité de son avènement. Habituellement, le délai (dans nos yeux avides) est dû à l’écologie invisible d’autres technologies qui ne sont pas encore prêtes. L’invention restera suspendue dans l’avenir pour de nombreuses années, sans se rapprocher du présent. Puis, quand les co-technologies ignorées seront en place, elle apparaîtra soudainement dans nos vies, accompagnée de surprise et d’applaudissements pour son apparition inattendue.

dimanche 3 août 2008

1000 Vrais Fans

(Kevin Kelly)

vo: 1,000 True Fans

Mars 2008

On sait bien que la longue traîne est une bonne nouvelle pour deux catégories de personnes: quelques aggrégateurs, comme Amazon et Netflix, et 6 milliards de consommateurs. De ces deux dernières, je pense que les consommateurs gagnent le plus de la richesse cachée dans les niches infinies.

Mais la longue traîne est décidément à double tranchant pour les créateurs. Les artistes individuels, les producteurs, les inventeurs et les fabricants sont négligés dans l’équation. La longue traîne n’augmente pas beaucoup les ventes des créateurs, mais elle ajoute en fait une concurrence massive et une pression infinie à la baisse sur les prix. À moins que les artistes ne deviennent de vastes aggrégateurs des œuvres d’autres artistes, la longue traîne n’offre aucune échappatoire au marasme tranquille des ventes minuscules.

À moins de viser un succès de blockbuster, que peut faire un artiste pour échapper à la longue traîne?

Une solution est de trouver 1000 Vrais Fans. Alors que certains artistes ont découvert cette voie sans l’appeler ainsi, je pense qu’elle vaut qu’on essaye de la formaliser. L’essentiel des 1000 Vrais Fans peut être énoncé simplement:

Un créateur, tel qu’un artiste, un musicien, un photographe, un artisan, un instrumentiste, un animateur, un designer, un vidéaste ou un écrivain – en d’autres termes, quiconque produit des œuvres d’art – n’a besoin d’acquérir que 1000 Vrais Fans pour vivre de son art.

Un Vrai Fan est défini comme quelqu’un qui achètera tout et n’importe quoi qu’on produise. Ils conduiront plus de 300 kilomètres pour vous voir chanter. Ils achèteront la série de coffrets de luxe réédités haute résolution de vos trucs même s’ils ont la version basse résolution. Ils ont une alerte Google pour votre nom. Ils marquent la page eBay où vos éditions épuisées apparaissent. Ils viennent à vos premières. Ils vous font dédicacer leurs exemplaires. Ils achètent le T-shirt, le mug et la casquette. Ils sont impatients que vous publiiez votre prochaine œuvre. Ils sont de vrais fans.

Pour augmenter ses ventes au-delà de la ligne horizontale de la longue traîne, on doit avoir un contact direct avec ses Vrais Fans. Une autre manière d’énoncer cela est qu’on a besoin de convertir mille Moindres Fans en mille Vrais Fans.

Supposons prudemment que les Vrais Fans dépenseront, chaque année, chacun leur salaire journalier pour soutenir ce que vous faites. Ce “salaire journalier” est une moyenne, parce que bien sûr les fans les plus fidèles dépenseront bien plus que cela. Fixons ce per diem que chaque Vrai Fan dépense, à 100 $ par an. Si on a 1000 vrais fans, on arrive à 100 000 $ par an, ce qui, moins quelques dépenses modestes, est un revenu suffisant pour la plupart des gens.

Mille est un nombre accessible. On peut compter jusqu’à 1000. Si on ajoutait un fan chaque jour, cela prendrait trois ans. La Vraie Fanitude est faisable. Plaire à un Vrai Fan est plaisant, et revigorant. Rester sincère récompense l’artiste, tout comme la focalisation sur les aspects uniques de son travail, autant de qualités qui sont appréciées des Vrais Fans.

Le défi-clé est qu’on doit maintenir un contact direct avec ses 1000 Vrais Fans. Ils vous donnent leur soutien directement. Peut-être viennent-ils à vos concerts privés, ou achètent-ils vos DVD sur votre site internet, ou commandent-ils vos impressions sur Pictopia. Autant que possible, on récupère le montant complet de leur soutien. On bénéficie aussi de la réaction directe et de l’amour.

Les technologies de connexion et de fabrication en temps réduit rendent ce cycle possible. Les blogs et les flux RSS distillent des nouvelles et des apparitions à venir, ou de nouvelles œuvres. Les sites web hébergent des galeries de vos travaux passés, des archives d’information bibliographique, et des catalogues de vos biens personnels. Diskmakers, Blurb, les boutiques de prototypage rapide, Myspace, Facebook, et l’intégralité du domaine numérique, tous conspirent à rendre la duplication et la dissémination en petites quantités, rapide, pas chère et facile. On n’a pas besoin d’un million de fans pour justifier la production d’une chose nouvelle. Un maigre millier suffit.

Ce petit cercle d’irréductibles amis, qui peuvent vous fournir une subsistance, est entouré de cercles concentriques de Moindres Fans. Ces gens-là n’achèteront pas tout ce qu’on fait, et il est possible qu’ils ne cherchent pas le contact direct, mais il achèteront une bonne partie de ce qu’on produit. Les processus qu’on développe pour alimenter ses Vrais Fans fertilisent aussi les Moindres Fans. Comme on acquiert de nouveaux Vrais Fans, on peut aussi ajouter beaucoup plus de Moindres Fans. Si on continue, il est possible qu’on finisse avec des millions de fans et atteindre le succès. Je ne connais pas de créateur qui ne soit pas intéressé par avoir un million de fans.

Mais le point essentiel de cette stratégie est de dire qu’on n’a pas besoin d’un succès phénoménal pour survivre. On n’a pas besoin de viser la crème du royaume des meilleures ventes pour échapper à la longue traîne. Il y a un moyen terme, qui n’est pas très loin de la traîne, où l’on peut au moins gagner sa vie. Cette oasis à mi-chemin s’appelle 1000 Vrais Fans. C’est une autre destination qu’un artiste puisse viser.

Les jeunes artistes qui débutent dans ce monde numériquement médiatisé ont une autre voie que la starification, une voie rendue possible par la technologie même qui crée la longue traîne. Au lieu d’essayer d’atteindre les sommets étroits et improbables des disques de platine, des blockbusters les plus vendeurs et le statut de célébrité, il peuvent viser une connexion directe avec 1000 Vrais Fans. C’est une destination bien plus saine à espérer. On gagne sa vie au lieu de fortunes. On est entouré, non d’engouement et de dernière mode, mais de Vrais Fans. Et on est bien plus susceptible d’y arriver.

Quelques mises en garde. Cette formule – mille Vrais Fans directs – est forgée pour une personne, l’artiste solo. Qu’arrive-t-il dans un duo, un quatuor ou une équipe de tournage? Évidemment, on aura besoin de plus de fans. Mais les fans supplémentaires dont on aura besoin sont en proportion géométrique directe de l’augmentation du groupe créatif. En d’autres termes, si on augmente la taille du groupe de 33%, on ne doit ajouter que 33% de fans en plus. Cette croissance linéaire est en contraste avec la croissance exponentielle selon laquelle beaucoup de choses augmentent dans le monde numérique. Je ne serais pas surpris d’observer que la valeur des Vrais Fans suit la loi classique des effets de réseau, et augmente selon le carré du nombre de Fans. Comme les Vrais Fans se connectent les uns aux autres, ils augmenteront plus volontiers leur dépense moyenne dans vos œuvres. Ainsi, alors qu’augmenter le nombre d’artistes engagés dans la création augmente le nombre de Vrais Fans requis, l’augmentation n’explose pas, mais augmentent doucement et proportionnellement.

Un avertissement plus important: Tout artiste n’est pas taillé pour entretenir des fans, ou ne le veut pas forcément. Beaucoup de musiciens veulent juste jouer de la musique, ou des photographes veulent juste photographier, des peintres, peindre, et, par tempérament, ils ne veulent pas s’occuper de fans, en particulier des Vrais Fans. Pour ces créatifs, il y a besoin d’un médiateur, un manager, un entraîneur, un agent, un galleriste – quelqu’un pour gérer leurs fans. Cela dit, ils peuvent quand même viser la destination moyenne des 1000 Vrais Fans. Ils travaillent juste en duo.

Troisième distinction. Les fans directs sont les meilleurs. Le nombre de Vrais Fans requis pour gagner sa vie indirectement augmente vite, mais pas infiniment. Prenons les blogs comme exemple. Parce que le soutien des fans pour un blogueur passe par des clics publicitaires (sauf occasionnellement dans le cas d’une boîte à pourboire), plus de fans sont requis pour qu’un blogueur vive de sa plume. Mais alors que cela déplace la destination vers la gauche de la courbe de la longue traîne, on est encore loin des terres des blockbusters. Il en va de même pour la publication de livres. Quand il y a des entreprises vouées à prendre la majorité du revenu de vos œuvres, alors il y a besoin de beaucoup plus de Vrais Fans pour vous soutenir. Plus un auteur cultive le contact direct avec ses fans, plus le nombre requis est petit.

Enfin, le nombre réel peut varier selon le média. Peut-être est-ce 500 Vrais Fans pour un peintre et 5000 Vrais Fans pour un vidéaste. Les nombres varient à coup sûr autour du monde. Mais en fait le nombre réel n’est pas critique, parce qu’il ne peut être déterminé qu’en essayant. Une fois qu’on est dans ce mode, le nombre réel deviendra évident. Ce sera le nombre de Vrais Fans qui marche pour vous. Ma formule est peut-être décalée d’un ordre de grandeur, mais même ainsi, c’est largement moins qu’un million.

J’ai compulsé la littérature à la recherche d’une référence au nombre de Vrais Fans. Carl Steadman, co-fondateur de suck.com, avait une théorie sur les microcélébrités. D’après ses calculs, une microcélébrité était quelqu’un de célèbre pour 1500 personnes. Ainsi, ces quinze cents personnes seraient dithyrambiques à votre sujet. Comme le cite Danny O’Brien, “Une personne dans chaque ville britannique aime votre stupide BD en ligne. C’est assez pour vous entretenir en bières (ou ventes de T-shirts) toute l’année.”

D’autres qualifient ce soutien à la microcélébrité de micro-mécénat, ou mécénat distribué.

En 1999, John Kelsey est Bruce Schneier ont publié un modèle de cela dans First Monday, un journal en ligne. Ils l’ont intitulé le Protocole de l’Artiste de Rue.

En utilisant la logique d’un artiste de rue, l’écrivain va directement aux lecteurs avant que le livre soit publié; peut-être même avant encore que le livre soit écrit. L’auteur contourne l’éditeur et fait une déclaration publique de l’ordre de: “Quand j’aurai reçu 100 000 $ en dons, je sortirai le prochain roman de cette série.”

Les lecteurs peuvent aller sur le site web de l’auteur, voir combien d’argent a déjà été donné, et donner de l’argent pour la cause du roman qui doit paraître. Notons que l’auteur n’a cure de qui paye pour faire sortir le chapitre suivant; il se moque également du nombre de gens qui lisent le livre sans avoir payé pour cela. Il se préoccupe seulement que sa cagnotte de 100 000 $ soit remplie. Quand c’est le cas, il publie le livre suivant. Dans ce cas, “publier” signifie simplement “mettre à disposition”, pas “relier et distribuer par les librairies”. Le livre est mis à disposition, gratuitement, à tout le monde: ceux qui ont payé pour et ceux qui n’ont pas payé.

En 2004, l’écrivain Lawrence Watt-Evans a utilisé ce modèle pour publier son dernier roman. Il a demandé à ses Vrais Fans de payer collectivement 100 $ par mois. Quand il a eu 100 $, il a posté le chapitre suivant du roman. Le livre complet fut publié en ligne pour ses Vrais Fans, puis sur papier pour tous ses fans. Il écrit maintenant un deuxième roman de cette manière. Il se contente d’à peu près 200 Vrais Fans parce qu’il publie aussi de manière traditionnelle – avec des à-valoir d’un éditeur soutenu par des milliers de Moindres Fans. D’autres écrivains qui utilisent les fans pour soutenir directement leur travail sont Diane Duane, Sharon Lee et Steve Miller, et Don Sakers. Le concepteur de jeux Greg Stolze employa un modèle similaire de Vrais Fans pour lancer deux jeux pré-financés. Cinquante de ses Vrais Fans ont contribué au capital d’amorçage de ses coûts de développement.

Le génie du modèle du Vrai Fan est que les fans peuvent déplacer l’artiste loin des tréfonds de la longue traîne vers un degré qui dépasse ce que leur nombre laisse croire. Ils peuvent faire ceci de trois manières: en achetant plus par personne, en dépensant directement, ce qui fait que le créateur garde plus pour chaque vente, et en activant de nouveaux modèles de soutien.

Les nouveaux modèles de soutien incluent le micro-mécénat. Un autre modèle est le préfinancement des coûts de lancement. La technologie numérique permet que ce soutien de fans prenne de nombreuses formes. Fundable est un projet internet qui autorise n’importe qui à lever un montant fixé d’argent pour un projet, tout en rassurant les soutiens que le projet prendra forme. Fundable conserve l’argent jusqu’à ce que le montant complet soit collecté. Ils remboursent l’argent si le minimum n’est pas atteint.

Voici un exemple provenant du site de Fundable:

Amelia, une chanteuse soprano classique de vingt ans, a pré-vendu son premier CD avant même d’entrer dans un studio d’enregistrement. “Si je reçois 400 $ en pré-ordres, je pourrai payer le reste [des coûts de studio]”, a-t-elle raconté aux contributeurs potentiels. Le modèle tout-ou-rien de Fundable a garanti qu’aucun des clients ne perdrait d’argent si elle ratait son objectif. Amelia a vendu plus de 940 $ en albums.

Mille dollars ne garderont pas en vie même un artiste fauché pendant longtemps, mais avec une attention soutenue, un artiste zélé peut faire mieux avec ses Vrais Fans. Jill Sobule, une musicienne qui a entretenu des adeptes en quantité respectable sur de nombreuses années de tournées et d’enregistrement, se porte bien en se reposant sur ses Vrais Fans. Récemment, elle a décidé d’aller à ses fans pour financer les frais professionnels de 75000 $ dont elle avait besoin pour son nouvel album. Elle a levé presque 50000 $ pour l’instant (NdT: l’article date de mars 2008). En la soutenant directement via leur mécénat, les fans gagnent de l’intimité avec leur artiste. D’après Associated Press,

Les contributeurs peuvent choisir un niveau de promesses de don qui vont du “caillou rugueux” à 10 $, qui leur donne le droit à un téléchargement gratuit de son disque quand il sera fait, au “niveau plutonium d’armement” à 10 000 $, où elle promet: “Vous obtiendrez de venir et chanter sur mon CD. Ne vous en faites pas si vous ne savez pas chanter – nous pouvons corriger ça de notre côté.” Pour une contribution de 5000 $, Jill Sobule a dit qu’elle donnera un concert dans la maison du donateur. Les niveaux inférieurs sont plus populaires, et les donateurs peuvent y gagner des choses comme une copie avancée du CD, une mention dans le livret du CD et un T-shirt les identifiant comme “producteur exécutif junior” du CD.

Si l’on ne veut pas gagner sa vie grâce à de Vrais Fans, reste la possibilité habituelle de la pauvreté. Une étude datant de 1995 démontrait que le prix qu’on acceptait de payer pour être un artiste était important. La sociologue Ruth Towse sonda les artistes en Grande-Bretagne et détermina qu’en moyenne, ils gagnaient moins que le seuil de pauvreté.

Ce que je suggère, c’est un espace pour les créatifs entre la pauvreté et être star. Quelque part sous le royaume stratosphérique des meilleures ventes, mais plus haut que l’obscurité de la longue traîne. Je ne sais pas quel est en fait le bon nombre, mais je pense qu’un artiste zélé pourrait cultiver 1000 Vrais Fans, et par leur soutien utilisant la nouvelle technologie, gagner correctement sa vie. J’adorerais avoir des nouvelles de quelqu’un qui aurait mis le cap sur une telle voie.

Mises à jour:

Un artiste qui dépend partiellement de Vrais Fans répond en révélant ses finances: The Reality of Depending on True Fans

Je rends compte des résultats de mon enquête sur les artistes soutenus pas des Vrais Fans: The Case Against 1000 True Fans

La zillionique

(Kevin Kelly)

vo: Zillionics

Avril 2008

(NdT: Le français utilise l’échelle longue pour la dénomination des grands nombres: million, milliard, billion, billiard, trillion, trilliard, etc. En revanche, l’anglais américain utilise l’échelle courte: million, billion, trillion, etc., si bien que billion en français correspond à trillion en anglais. Le mot zillion, lui, désigne un nombre gigantesque.)

Augmenter, c’est modifier.

De grande quantités de quelque chose transforment la nature de ces quelques choses. Ou, comme l’a dit Staline, “La quantité a une qualité qui lui est propre”. L’informaticien J. Storrs Hall, dans Au-delà de l’intelligence artificielle, écrit:

À partir d’une certaine quantité de quelque chose, il est possible, et, de fait, pas inhabituel, que celle-ci ait des propriétés pas du tout manifestées dans des exemples petits et isolés. La différence [est peut-être] au moins d’un facteur d’un billion (10^12). Il n’existe pas de cas, dans notre expérience, où une différence d’un facteur d’un billion ne cause pas de différence qualitative, par opposition à quantitative. Un billion, c’est essentiellement la différence en poids entre un acarien, trop petit pour qu’on le voie et trop léger pour qu’on le sente, et un éléphant. C’est la différence entre cinquante dollars et le produit économique d’un an par la race humaine dans son ensemble. C’est la différence entre l’épaisseur d’une carte de visite et la distance d’ici à la lune.

J’appelle cette différence la zillionique.

Les rouages de la duplication, en particulier la duplication numérique, peuvent amplifier des quantités ordinaires de choses quotidiennes et les propulser dans des ordres d’abondance inconnus jusque là. Des populations peuvent partir de 10 à des nombres de l’ordre du milliard, du billion, et du zillion.

Une bibliothèque personnelle peut s’élargir de 10 livres à quelque 30 millions de livres entièrement numériques dans Google Library. Une collection musicale peut aller de 100 albums jusqu’à toute la musique du monde. Une archive personnelle peut aller d’une boîte de vieilles lettres jusqu’à un pétaoctet d’informations sur une vie entière. Une entreprise peut avoir besoin de gérer des centaines de pétaoctets d’information par année. Des scientifiques peuvent maintenant engendrer des gigaoctets de données par seconde. Le nombre de fichiers qu’un gouvernement peut avoir besoin de suivre, protéger et analyser peut atteindre dans les trillions.

La zillionique est un nouveau domaine, et notre nouvelle maison. L’échelle de tant de parties mobiles requiert de nouveaux outils, de nouvelles mathématiques, de nouveaux changements d’esprit.

Pour l’échelle: un billion de pièces d’un penny à côté d’un terrain de football américain, par le projet Megapenny

Quand on atteint les ordres de quantité du giga, péta et exa, d’étranges nouveaux pouvoirs émergent. On peut faire des choses à ces échelles qui auraient été impossibles auparavant. Un zillion de liens hypertexte donnent une information et un comportement qu’on n’attendrait jamais de cent ou mille liens. Un billion de neurones donnent une intelligence qu’un million ne donneront pas. Un zillion de points de données donneront une profondeur de vue que seuls cent mille ne donneraient jamais.

En même temps, les capacités dont on a besoin pour gérer la zillionique sont intimidantes. Dans ce domaine, les probabilités et les statistiques règnent en maître. Nos intuitions humaines ne sont pas fiables.

J’écrivais précédemment:

Nous avons appris des mathématiciens que les systèmes qui contiennent de très, très grandes quantités de parties se comportent significativement différemment des systèmes avec moins d’un million de parties. La zillionique est l’état d’abondance suprême de parties, de l’ordre de nombreux millions. L’économie des réseaux promet des zillions de parties, des zillions d’artefacts, des zillions de documents, des zillions de robots, des zillions de nœuds de réseau, des zillions de connections et des zillions de combinaisons. La zillionique est un domaine bien plus à l’aise dans la biologie – où il y a des zillions de gènes et d’organismes depuis longtemps – que dans notre récent monde manufacturé. Les systèmes vivants savent comment manier la zillionique. Nos propres méthodes pour traiter de la plénitude zillionique imiteront la biologie. (Dans Nouvelles Règles pour la Nouvelle Économie , 1998)

Le web social s’étend dans le monde de la zillionique. L’intelligence artificielle, le data mining et les réalités virtuelles, tout cela requiert la maîtrise de la zillionique. À mesure que nous amassons le nombre de choses que nous créons, en particulier celles que nous créons collectivement, nous faisons aussi passer nos médias et notre culture dans le domaine de la zillionique. Le nombre de choix que nous avons en musique, en art, en images, en mots – en n’importe quoi! – est en train d’atteindre le niveau de la zillionique.

Comment évitons-nous d’être paralysés ou tyrannisés par le choix zillionique (cf. le paradoxe du choix)? Est-ce que la zillionique est illimitée? C’est une longue traîne si longue, si large, si profonde, qu’elle redevient quelque chose d’autre, entièrement.

Augmenter, c’est modifier.

Comment faire de la philosophie

(Paul Graham)

vo: How to do Philosophy

Septembre 2007

Au lycée, j’ai décidé que j’allais étudier la philosophie à l’université. J’avais plusieurs motivations, certaines plus honorables que d’autres. Une des moins honorables était de choquer les gens. Là où j’ai grandi, l’université était considérée comme un entraînement professionnel, donc étudier la philo semblait franchement improductif. Un peu comme tailler des trous dans ses habits ou se mettre une épingle dans l’oreille, ce qui étaient d’autres formes de franche improductivité, qui commençaient tout juste à être à la mode.

Mais j’avais également d’autres motivations plus honnêtes. Je pensais qu’étudier la philo serait un raccourci direct vers la sagesse. Tous les gens qui prenaient une majeure dans d’autres choses finiraient juste avec un paquet de connaissances spécifiques. Moi j’apprendrais ce qu’était réellement quoi.

J’avais essayé de lire quelques livres de philo. Pas des récents; on ne trouvait pas ceux-là dans notre bibliothèque de lycée. Mais j’ai essayé de lire Platon et Aristote. Je doute que je croyais les comprendre, mais ils avaient l’air de parler de quelque chose d’important. Je supposais que j’apprendrais quoi à l’université.

L’été avant la terminale, je suivis quelques cours à la fac. J’appris beaucoup en cours de calcul, mais je n’appris pas grand-chose en Philosophie 101. Et pourtant mon projet d’étudier la philo restait intact. C’était ma faute si je n’avais rien appris. Je n’avais pas lu assez attentivement les livres au programme. Je donnerais une seconde chance aux Principes de la Connaissance humaine de Berkeley à l’université. Quelque chose d’aussi admiré et si difficile à lire avait forcément quelque chose dedans, le tout était de savoir quoi.

Vingt-six ans plus tard, je ne comprends toujours pas Berkeley. J’ai une belle édition de ses œuvres complètes. Les lirai-je seulement un jour? Peu probable.

La différence entre cette époque et maintenant, est que maintenant je comprends pourquoi Berkeley ne vaut probablement pas qu’on essaye de le comprendre. Je pense que je vois maintenant le problème qui est arrivé à la philo, et comment on pourrait le réparer.

Mots

Je me suis effectivement retrouvé en majeure philo pour l’essentiel de mes études. Ça n’a pas tourné comme je l’espérais. Je n’ai pas appris de vérités magiques comparées auxquelles tout le reste était de la vulgaire connaissance spécifique. Mais maintenant, je sais au moins pourquoi ça ne s’est pas passé comme ça. La philosophie n’a pas réellement d’objet d’étude, comme en ont les maths, l’histoire ou la plupart des disciplines universitaires. Il n’y a pas de connaissance fondamentale qu’on doive maîtriser. Ce qui s’en approche le plus, est une connaissance de ce que tel ou tel philosophe a dit sur différents sujets au fil des ans. Il y a si peu de philosophes suffisamment dans le vrai, que les gens ont oublié qui avait découvert quoi.

La logique formelle a un objet d’étude. J’ai suivi plusieurs cours de logique. Je ne sais pas si j’en ai retenu quelque chose [1]. Cela me semble vraiment important d’être capable de retourner des idées dans sa tête: voir quand deux idées ne couvrent pas complètement l’espace des possibles, ou quand une idée est la même qu’une autre, à deux ou trois différences près. Mais est-ce qu’étudier la logique m’a appris l’importance de penser de cette manière, ou rendu meilleur pour cela? Je ne sais pas.

Il y a des choses dont je sais que je les ai apprises en étudiant la philo. La plus spectaculaire, je l’ai apprise immédiatement, au premier semestre de première année, dans un cours donné par Sydney Shoemaker. J’ai appris que je n’existais pas. Je suis (et vous êtes) un assemblage de cellules qui vaquent, animées par diverses forces, et qui s’appelle elle-même Moi. Mais il n’y a pas de chose centrale, indivisible, qui accompagne votre identité. On peut en théorie perdre la moitié de son cerveau et vivre. Ce qui signifie que notre cerveau pourrait en théorie être coupé en deux, et chaque moitié transplantée dans différents corps. Si on s’imagine au réveil suivant une telle opération, on doit imaginer être deux personnes.

La vraie leçon ici, c’est que les concepts que nous utilisons dans la vie quotidienne sont flous, et cassent si on les pousse trop loin. Même un concept qui nous est aussi cher que Moi. J’ai mis un moment à saisir ceci, mais quand ce fut le cas, cela fut assez brusque, comme quelqu’un au XIXème siècle saisissant l’évolution et se rendant compte que l’histoire de la création qu’il avait entendue enfant était complètement fausse. [2] En dehors des maths, il y a une limite au-delà de laquelle on ne peut plus pousser les mots; en fait, ce ne serait pas une mauvaise définition des maths de les qualifier d’étude des termes qui ont une signification précise. Les mots de tous les jours sont intrinsèquement imprécis. Ils fonctionnent assez bien dans la vie quotidienne, qu’on ne s’en rend pas compte. Les mots semblent fonctionner, exactement comme le semble la physique newtonienne. Mais on peut toujours les casser si on les pousse assez loin.

Je dirais que ceci a toujours été, malheureusement pour la philosophie, le fait central de la philosophie. La plupart des débats philosophiques ne sont pas simplement affectés par des confusions sur les mots, mais motivés par celles-ci. Avons-nous un libre-arbitre? Ça dépend de ce qu’on entend par “libre”. Est-ce que les idées abstraites existent? Ça dépend de ce qu’on entend par “exister”.

On attribue couramment à Wittgenstein l’idée selon laquelle la plupart des controverses philosophiques sont dues à des confusions sur le langage. Je ne sais pas vraiment dans quelle mesure on peut lui attribuer cette idée. Je soupçonne que nombre de gens se sont rendu compte de ceci, mais ont simplement réagi en n’étudiant pas la philosophie, plutôt qu’en devenant profs de philo.

Comment les choses ont-elles évolué ainsi? Une chose que des gens ont passé des milliers d’années à étudier peut-elle réellement être une perte de temps? Voilà des questions intéressantes. Même, des questions parmi les plus intéressantes qu’on puisse poser à propos de la philosophie. La manière la plus valable d’aborder la tradition philosophique présente pourrait être de ne pas se perdre dans des spéculations inutiles comme Berkeley, sans non plus les fermer comme Wittgenstein, mais étudier celle-ci comme exemple de la raison égarée.

Histoire

La philosophie occidentale commence vraiment avec Socrate, Platon et Aristote. Ce que nous savons de leurs prédécesseurs provient de fragments et de références issues de travaux ultérieurs; les doctrines de ces derniers pourraient être décrites comme une cosmologie spéculative, qui s’aventure à l’occasion dans l’analyse. Vraisemblablement, ils étaient motivés par tout ce qui conduit les gens dans toute autre société à inventer des cosmologies. [3]

Avec Socrate, Platon et particulièrement Aristote, cette tradition a passé un cap. Il commença à y avoir beaucoup plus d’analyse. Je soupçonne que Platon et Aristote furent encouragés en cela par le progrès des maths. Les mathématiciens avaient montré qu’on pouvait arriver à comprendre les choses d’une manière bien plus concluante, qu’en inventant de jolies histoires à leur propos. [4]

Les gens parlent tellement d’abstractions maintenant que nous ne nous rendons pas compte du saut que cela a dû être quand ils ont commencé. Il s’écoula vraisemblablement beaucoup de millénaires entre le moment où les gens ont commencé pour la première fois à décrire des choses comme chaud ou froid, et le moment où quelqu’un demanda: “Qu’est-ce que la chaleur?” Sans aucun doute, ce fut un processus très progressif. Nous ne savons pas si Platon ou Aristote furent les premiers à poser quelqu’une des questions qu’ils posèrent. Mais leurs œuvres sont les plus anciennes que nous ayons qui fassent ceci à grande échelle, et il y a une fraîcheur (pour ne pas dire une naïveté) à propos de celles-ci qui suggère que certaines des questions qu’ils posèrent étaient nouvelles pour eux, au moins.

Aristote en particulier me rappelle le phénomène qui se produit quand les gens découvrent quelque chose de nouveau, et en sont tellement excités, qu’ils traversent au pas de course un pourcentage énorme du territoire nouvellement découvert en une seule vie. Si c’est le cas, c’est une preuve de la nouveauté de cette manière de penser. [5]

Tout ceci pour expliquer comment Platon et Aristote peuvent être très impressionnants, et cependant naïfs et dans l’erreur. C’était très impressionnant même de poser les questions qu’ils ont posées. Cela ne signifie pas qu’ils trouvaient toujours des bonnes réponses. Il n’est pas considéré insultant de dire que les mathématiciens grecs antiques étaient naïfs sous certains aspects, ou du moins, qu’il leur manquait certains concepts qui leur auraient rendu la vie plus facile. Alors j’espère que les gens ne seront pas trop offensés, si j’avance que les philosophes antiques étaient semblablement naïfs. En particulier, ils ne semblent pas avoir complètement saisi ce que j’appelais plus haut le fait central de la philosophie: que les mots cassent si on les pousse trop loin.

“À la grande surprise des constructeurs des premiers ordinateurs numériques”, écrivait Rod Brooks, “les programmes écrits pour ces derniers ne fonctionnaient pas la plupart du temps”. [6] Quelque chose de similaire se produisit quand les gens commencèrent à essayer de parler des abstractions. À leur grande surprise, ils ne parvenaient pas à des réponses au sujet desquelles ils étaient tous d’accord. En fait, il semblait qu’ils parvenaient rarement à des réponses tout court.

Ils étaient en effet en train de débattre d’artefacts induits par un échantillonnage à trop basse résolution.

La preuve de l’inutilité qui se révéla de certaines de leurs questions, est le peu d’effet qu’elles ont. Personne, après avoir lu la Métaphysique d’Aristote, n’agit différemment en conséquence. [7]

Certainement, je ne suis pas en train de prétendre que les idées doivent avoir une application pratique pour être intéressantes? Non, elle peuvent ne pas en avoir. Que Hardy prétende que la théorie des nombres n’a pas d’utilité, ne disqualifierait pas cette dernière. Mais on se rendit compte qu’il faisait erreur. En fait, il est curieusement difficile de trouver un domaine des maths qui n’a réellement aucune utilité pratique. Et l’explication donnée par Aristote du but ultime de la philosophie dans le Livre A de la Métaphysique implique que la philosophie doit également être utile.

Connaissance Théorique

Le but d’Aristote était de trouver les plus généraux des principes généraux. Les exemples qu’il donne sont convaincants: un ouvrier ordinaire fabrique les choses d’une certaine manière par habitude; un maître artisan peut en faire plus parce qu’il saisit les principes sous-jacents. La tendance est claire: plus la connaissance est générale, plus elle est admirable. Mais ensuite il commet une erreur – sans doute l’erreur la plus importante de l’histoire de la philosophie. Il a remarqué que la connaissance théorique est souvent acquise pour elle-même, par curiosité, plutôt que pour quelque besoin pratique. Alors il avance qu’il y a deux types de connaissance théorique: une partie qui est utile dans la pratique, et une partie qui ne l’est pas. Puisque les gens qui s’intéressent à cette dernière, s’y intéressent pour elle-même, celle-ci doit être plus noble. Alors il se donne comme but dans la Métaphysique, l’exploration de la connaissance qui n’a pas d’utilité pratique. Ce qui signifie qu’aucune alarme ne se déclenche lorsqu’il s’attaque à des questions grandioses mais vaguement comprises, et finit perdu dans une mer de mots.

Son erreur fut de confondre le mobile et le résultat. Certainement, les gens qui veulent une compréhension profonde de quelque chose sont souvent conduits par la curiosité plutôt que par quelque besoin pratique. Mais cela ne signifie pas que ce qu’ils finissent par apprendre est inutile. Il est très précieux en pratique d’avoir une compréhension profonde de ce qu’on est en train de faire; même si l’on n’est jamais invité à résoudre des problèmes avancés, on peut voir des raccourcis dans la solution des problèmes plus simples, et l’on dispose d’une connaissance qui ne sera pas battue en brèche dans les cas limites, ce qui se produirait si l’on dépendait de formules qu’on ne comprend pas. La connaissance, c’est la puissance. C’est ce qui rend la connaissance théorique prestigieuse. C’est aussi ce qui rend les gens intelligents curieux de certaines choses et pas d’autres; notre ADN n’est pas aussi désintéressé que nous pourrions le croire.

Ainsi, alors que les idées n’ont pas à avoir d’applications pratiques immédiates pour être intéressantes, les genres de choses que nous trouvons intéressantes se révéleront curieusement souvent avoir des applications pratiques.

Si Aristote n’en est venu à rien dans la Métaphysique, c’est en partie parce qu’il était parti avec des objectifs contradictoires: explorer les idées les plus abstraites, guidé par l’hypothèse que celles-ci étaient inutiles. Il était comme un explorateur qui cherche un territoire vers le nord, en commençant par l’hypothèse que celui-ci est situé au sud.

Et puisque son œuvre est devenue la carte utilisée par des générations d’explorateurs ultérieurs, il les a tous également envoyés dans la mauvaise direction. [8] Et peut-être le pire est-il qu’il les a protégés, d’une part, de la critique des tiers, et d’autre part, des invitations de leur boussole interne, en établissant le principe que la forme la plus noble de connaissance théorique était forcément inutile.

La Métaphysique est essentiellement une expérience ratée. On y trouve quelques idées qui méritent d’être gardées; l’ensemble n’a eu strictement aucun effet. La Métaphysique fait partie des moins lus de tous les livres célèbres. Elle n’est pas difficile à comprendre comme le sont les Principia de Newton, mais comme l’est un message brouillé.

On peut soutenir que c’est une expérience ratée intéressante. Mais malheureusement, ce n’est pas la conclusion que les successeurs d’Aristote ont tirée d’œuvres comme la Métaphysique. [9] Peu après, le monde occidental tomba dans une période difficile sur le plan intellectuel. Au lieu que les versions 1 fussent supplantées, les œuvres de Platon et Aristote devinrent des textes vénérés qu’il fallait maîtriser et discuter. Et il en fut ainsi pour une période d’une longueur choquante. Ce ne fut pas avant 1600 (en Europe, où le centre de gravité s’était alors déplacé) qu’on trouva des gens suffisamment confiants pour traiter les œuvres d’Aristote comme un catalogue d’erreurs. Et même alors, il était rare qu’on le dît purement et simplement.

S’il semble surprenant que l’intervalle ait été si long, il n’est qu’à considérer le peu de progrès qu’il y eut en mathématiques entre l’époque hellénistique et la Renaissance.

Dans les années qui s’écoulèrent, une idée malheureuse tint bon: qu’il était non seulement acceptable de produire des travaux comme la Métaphysique, mais que c’était un genre particulièrement prestigieux de travaux, produits par une classe de gens appelés philosophes. Personne ne pensa à revenir en arrière et à débuguer l’argument qui motivait Aristote. Et ainsi, au lieu de corriger le problème qu’Aristote avait découvert en tombant dedans – qu’on peut facilement se perdre si on parle trop librement d’idées très abstraites – ils continuèrent à tomber dedans.

La Singularité

Curieusement, cependant, les travaux qu’ils produisirent continuèrent à attirer de nouveaux lecteurs. À cet égard, la philosophie traditionnelle occupe une sorte de singularité. Si l’on écrit de manière confuse à propos de grandes idées, on produit quelque chose qui semble irrésistiblement séduisante à des étudiants inexpérimentés mais intellectuellement ambitieux. Au premier abord, il est difficile de distinguer quelque chose qui est difficile à comprendre parce que l’auteur était confus dans sa propre pensée, de quelque chose, comme une preuve mathématique, qui est difficile à comprendre parce que les idées qu’elle représente sont difficiles à comprendre. Pour quelqu’un qui n’a pas appris la différence, la philosophie traditionnelle semble extrêmement séduisante: aussi difficile (et donc impressionnante) que les maths, cependant d’une étendue plus large. C’est ce qui m’y attira quand j’étais lycéen.

Cette singularité est encore plus singulière en ce qu’elle a sa propre défense intégrée. En général, quand des choses sont difficiles à comprendre, les gens qui soupçonnent qu’il s’agit d’absurdités se taisent. Il n’y a aucun moyen de prouver qu’un texte est dépourvu de sens. Ce qui s’en approche le plus est de montrer que les juges officiels d’une certaine classe de textes ne peuvent pas les distinguer de placebos. [10]

Et ainsi, au lieu de dénoncer la philosophie, la plupart des gens qui soupçonnaient que c’était une perte de temps ont juste étudié d’autres choses. Cela seul est une preuve assez accablante, si l’on considère les prétentions de la philosophie. Celle-ci est censée s’occuper de vérités ultimes. Sûrement, toutes les personnes intelligentes s’y intéresseraient, si elle obtenait des résultats à cet égard.

Parce que les défauts de la philosophie ont repoussé les types de personnes qui auraient pu les corriger, ils tendirent à se reproduire. Bertrand Russell écrivit ceci dans une lettre en 1912:

Jusqu’ici, les personnes attirées par la philosophie ont été celles qui aimaient les grandes généralisations, qui étaient toutes fausses, ce qui fit que peu de gens doués d’esprits exacts se sont attaqués à la discipline. [11]

Sa réaction fut de lâcher Wittgenstein dessus, avec des résultats spectaculaires.

Je pense que Wittgenstein mérite d’être célèbre, non pas pour la découverte que l’essentiel de la philosophie qui le précédait était une perte de temps (découverte qui, à en juger des preuves circonstancielles, dut être faite par toute personne intelligente qui eût étudié un peu la philosophie et renoncé à poursuivre plus avant), mais pour la manière dont il réagit. [12] Au lieu de passer discrètement à un autre domaine, il mit la pagaille, de l’intérieur. Il était Gorbatchev.

Le domaine de la philosophie est encore remué de l’effroi que Wittgenstein lui a donné. [13] Plus tard dans sa vie, il passa beaucoup de temps à parler de la manière dont fonctionnaient les mots. Puisqu’il semble que c’est autorisé, c’est ce que font beaucoup de philosophes maintenant. Pendant ce temps, sentant un vide dans le département de spéculation métaphysique, les gens qui faisaient auparavant de la critique littéraire se sont rapprochés discrètement d’une direction kantienne, sous de nouveaux noms comme “théorie littéraire”, “théorie critique”, et, quand ils se sentent ambitieux, “théorie” tout court. L’écriture est la salade verbale dont nous sommes familiers:

Le genre n’est pas comme quelques uns des autres modes grammaticaux qui expriment précisément un mode de conception sans aucune réalité qui corresponde au mode conceptuel, et par conséquent n’expriment pas précisément quelque chose en réalité par laquelle l’intellect pourrait être incité à concevoir une chose comme il le fait, même là où ce motif n’est pas quelque chose dans la chose en tant que telle. [14]

La singularité que j’ai décrite ne s’en va pas. Il y a un marché pour l’écriture qui semble impressionnante et ne peut pas être réfutée. Il y aura toujours à la fois de l’offre et de la demande. Ainsi, si un groupe abandonne ce territoire, il y en aura toujours d’autres prêts à l’occuper.

Une Proposition

Nous pourrions être capables de faire mieux. Voici une possibilité intrigante. Peut-être devrions-nous faire ce qu’Aristote avait l’intention de faire, au lieu de faire ce qu’il fit. L’objectif qu’il annonce dans la Métaphysique semble de ceux qui valent d’être poursuivis: découvrir les vérités les plus générales. Cela semble bien. Mais au lieu d’essayer de les découvrir parce qu’elles sont inutiles, essayons de les découvrir parce qu’elles sont utiles.

Je propose que nous essayions encore, mais que nous utilisions ce critère jusqu’à maintenant méprisé, l’applicabilité, comme guide pour nous garder de nous égarer dans un marais d’abstractions en nous posant des questions. Au lieu d’essayer de répondre à la question:

Quelles sont les vérités les plus générales?

essayons de répondre à la question:

De toutes les choses utiles que nous pouvons dire, lesquelles sont-elles les plus générales?

Le test d’utilité que je propose consiste à savoir si nous poussons les gens qui lisent ce que nous avons écrit à faire quelque chose différemment ensuite. Savoir que nous devons donner des conseils précis (même implicites), nous gardera d’errer au-delà de la résolution des mots que nous utilisons.

L’objectif est le même que celui d’Aristote; nous l’approchons juste d’une direction différente.

Comme exemple d’idée utile et générale, considérons celle de l’expérience contrôlée. Il y a là une idée qui s’est révélée largement applicable. Certains peuvent dire que cela fait partie des sciences, mais cela ne fait partie d’aucune science spécifique; c’est littéralement de la méta-physique (dans notre sens de “méta”). L’idée de l’évolution en est une autre. Elle se révèle avoir des applications assez larges – par exemple, dans les algorithmes génétiques et même la conception de produit. La distinction de Frankfurt entre mentir et dire des conneries semble un récent exemple prometteur. [15]

Cela me semble ce à quoi la philosophie devrait ressembler: des observations assez générales qui pousseraient quelqu’un qui les a comprises à faire quelque chose différemment.

De telles observations seront nécessairement à propos de choses qui sont définies avec imprécision. Dès qu’on commence à utiliser des mots avec une signification précise, on fait des maths. Donc, partir de l’utilité ne résoudra pas complètement le problème que j’ai décrit plus haut – cela ne purgera pas la singularité métaphysique. Mais cela devrait aider. Cela donne aux gens dotés de bonnes intentions une nouvelle feuille de route vers l’abstraction. Et ils pourraient ainsi produire des choses qui, par comparaison, terniraient les écrits de gens dotés de mauvaises intentions.

Un inconvénient de cette approche est qu’elle ne produira pas le genre d’écrits qui vous valent un poste de titulaire. Et pas seulement parce qu’elle n’est pas à la mode en ce moment. Pour être titularisé dans n’importe quel domaine, on ne doit pas parvenir à des conclusions avec lesquelles les membres des comités de titularisation puissent être en désaccord. En pratique, il y a deux sortes de solutions à ce problème. En maths et en sciences, on doit prouver ce qu’on dit, ou, d’une manière ou d’une autre, ajuster ses conclusions de façon à ne rien prétendre de faux (“6 des 8 patients avaient une tension artérielle plus faible après le traitement”). Dans les lettres, on peut ou bien éviter de tirer toute conclusion précise (e. g. conclure que la question est complexe), ou bien tirer des conclusions si étroites que personne n’est assez concerné pour être en désaccord avec vous.

Le genre de philosophie que je défends ne sera capable de prendre aucun de ces chemins. Au mieux, on sera capable d’atteindre le modèle de preuve de l’essayiste, pas celui du mathématicien ou de l’expérimentateur. Et pourtant, on ne sera pas capable de passer le test d’utilité sans sous-tendre des conclusions précises et assez largement applicables. Pire encore, le test d’utilité tendra à produire des résultats qui gênent les gens: il ne sert à rien de dire aux gens des choses qu’ils croient déjà, et les gens sont souvent contrariés qu’on leur dise des choses qu’ils ne croient pas.

Voici une chose excitante, cependant. N’importe qui peut faire cela. Parvenir au général et utile de surcroît, en commençant par l’utile et en mettant en route la généralité ne convient peut-être pas aux jeunes professeurs qui cherchent à devenir titulaires, mais c’est mieux pour toute autre personne, y compris les professeurs déjà titulaires. Ce côté-ci de la montagne est une pente agréable et douce. On peut commencer par écrire des choses qui sont utiles mais très spécifiques, et ensuite les rendre progressivement plus générales. Chez Joe’s, il y a de bons burritos. Qu’est-ce qui fait un bon burrito? Qu’est-ce qui fait de la bonne nourriture? Qu’est qui fait que quelque chose est bon? On peut continuer tant qu’on veut. On n’a pas à faire tout le chemin jusqu’au sommet de la montagne. On n’a pas à dire à tout le monde qu’on fait de la philo.

Si faire de la philosophie semble une tâche intimidante, voici une pensée encourageante. Le domaine est bien plus jeune qu’il n’y paraît. Même si les premiers philosophes dans la tradition occidentale vivaient il y a environ 2500 ans, il serait trompeur de dire que le domaine a 2500 ans, parce que pour l’essentiel de cette période, les praticiens majeurs ne faisaient guère plus que d’écrire des commentaires sur Platon et Aristote tout en vérifiant par-dessus leur épaule s’il n’y avait pas une nouvelle invasion armée. Et aux époques où ils ne le faisaient pas, la philosophie était irrémédiablement entremêlée à la religion. Elle ne se débattit de ses liens qu’il y a environ deux siècles, et même alors, fut frappée des problèmes structurels que j’ai décrits plus haut. Si je dis ceci, certains diront que c’est une généralisation ridiculement disproportionnée et peu charitable, et d’autres diront qu’il n’y a rien de nouveau, mais allons-y: à en juger par leurs travaux, la plupart des philosophes jusqu’à maintenant ont perdu leur temps. Donc, d’une certaine manière, le domaine en est toujours à ses débuts. [16]

Cela semble une prétention grotesque. Celle-ci ne semblera pas si grotesque dans 10000 ans. La civilisation semble toujours vieille, parce que c’est toujours la plus vieille qui ait jamais été. La seule manière de dire si quelque chose est vraiment vieux ou pas est de regarder les preuves structurelles, et structurellement, la philosophie est jeune; elle est encore en train de se dérouler de l’effondrement inattendu des mots.

La philosophie est aussi jeune maintenant que l’étaient les mathématiques en 1500. Il y reste beaucoup à découvrir.


Notes

[1] En pratique, la logique formelle n’est pas très utile, parce que, malgré quelques progrès ces 150 dernières années, nous ne sommes toujours capables de formaliser qu’une petite proportion des énoncés. Il est possible que nous ne puissions jamais faire mieux dans ce domaine, pour la même raison que la “représentation de connaissances” typique des années 1980 n’aurait jamais pu marcher; il est possible que quantités d’énoncés n’aient pas de représentation plus concise qu’un état cérébral énorme et analogique.

[2] Il fut difficile aux contemporains de Darwin de saisir cela, plus que nous ne l’imaginons facilement. L’histoire de la création dans la Bible n’est pas seulement un concept judéo-chrétien; c’est à peu près ce que tout le monde devait croire depuis que l’homme est homme. Ce qui était difficile pour saisir l’évolution, était de se rendre compte que les espèces n’étaient pas, comme elles semblaient l’être, immuables, mais avaient en réalité évolué à partir d’organismes différents et plus simples, au cours de périodes dont la durée dépassait l’imagination.

Maintenant, nous n’avons pas à faire ce saut. Il n’est personne dans un pays industrialisé qui serait confronté pour la première fois à l’idée d’évolution à l’âge adulte. Tout le monde en entend parler enfant, soit comme vérité, soit comme hérésie.

[3] Les philosophes grecs avant Platon écrivaient en vers. Cela a dû affecter ce qu’ils disaient. Si l’on essaye d’écrire sur la nature du monde en vers, cela tourne inévitablement à l’incantation. La prose permet d’être plus précis, et moins définitif.

[4] La philo est un peu le frère paresseux des maths. Elle naquit lorsque Platon et Aristote regardèrent les œuvres de leurs prédécesseurs et dirent en réaction: “Pourquoi est-ce que tu ne peux pas être plus comme ton frère?” Russell disait encore la même chose 2300 ans plus tard.

Les maths sont la moitié précise des idées les plus abstraites, et la philosophie, la moitié imprécise. Il est probablement inévitable que la philosophie souffrira de la comparaison, parce qu’il n’y a pas de limite inférieure à sa précision. Les mauvaises mathématiques sont ennuyeuses, alors que la mauvaise philosophie est absurde. Et pourtant, il y a quelques bonnes idées dans la moitié imprécise.

[5] Le meilleur du travail d’Aristote fut accompli en logique et en zoologie, deux sciences dont on peut dire qu’il les a inventées. Mais la rupture la plus spectaculaire par rapport à ses prédécesseurs fut une nouvelle manière de penser, bien plus analytique. On peut soutenir qu’il fut le premier scientifique.

[6] Brooks, Rodney, Programming in Common Lisp, Wiley, 1985, p. 94.

[7] D’aucuns diraient que nous devons plus à Aristote que nous ne le croyons, parce que ses idées furent l’un des ingrédients de notre culture commune. Sans doute, quantités de mots que nous employons ont un lien avec Aristote, mais il semble un peu exagéré de suggérer que nous n’aurions pas eu le concept d’essence d’une chose, ou la distinction entre la matière et la forme, si Aristote n’avait pas écrit sur ces dernières.

Il y a une manière de voir combien nous dépendons réellement d’Aristote, qui serait de comparer les différences entre la culture européenne et la culture chinoise: quelles idées étaient présentes dans la culture européenne en 1800 qui ne l’étaient pas dans la culture chinoise, en vertu de la contribution d’Aristote?

[8] La signification du mot “philosophie” a changé au cours du temps. Dans l’antiquité, elle recouvrait une large éventail de sujets, comparable en étendue à notre “érudition” (mais sans les implications méthodologiques). Jusqu’à même l’époque de Newton, elle comprenait ce que nous appelons maintenant “science”. Mais aujourd’hui, le noyau dur de la discipline est encore ce qui semblait le noyau dur à Aristote: la tentative de découvrir les vérités les plus générales.

Aristote n’appelait pas cela la “métaphysique”. Ce nom fut attribué à celle-ci parce que le livre que nous appelons maintenant la Métaphysique venait après (méta = après) la Physique dans l’édition classique des œuvres d’Aristote, rassemblées par Andronicos de Rhodes trois siècles plus tard. Ce que nous appelons “métaphysique”, Aristote l’appelait “philosophie première”.

[9] Il se peut que des successeurs immédiats d’Aristote se soient rendu compte de cela, mais c’est difficile à dire, parce que l’essentiel de leurs œuvres est perdu.

[10] Sokal, Alan, “Transgressing the Boundaries: Toward a Transformative Hermeneutics of Quantum Gravity”, Social Text 46/47, pp. 217-252.

Il semble que des absurdités qui sonnent abstrait soient très attrayantes quand elles collent avec une revanche que l’auditoire cherche déjà à prendre. Si c’est le cas, nous devrions observer que celles-ci sont plus populaires auprès des groupes qui sont (ou se sentent) faibles. Les puissants n’ont pas besoin de leur réconfort.

[11] Lettre à Ottoline Morrell, décembre 1912. Cité dans:

Monk, Ray, Ludwig Wittgenstein: The Duty of Genius, Penguin, 1991, p. 75.

[12] Un résultat préliminaire, qui montre que toute la métaphysique entre Aristote et 1783 avait été une perte de temps, est dû à E. Kant.

[13] Wittgenstein fit preuve d’une certaine maîtrise à laquelle les habitants de Cambridge semblaient particulièrement vulnérables, au début du XXème siècle, – peut-être, en partie, parce que beaucoup avaient été élevés religieusement pour ensuite cesser de croire, et avaient ainsi un espace libre dans la tête pour que quelqu’un leur dise quoi faire (d’autres choisirent Marx ou le Cardinal Newman), et en partie parce qu’un endroit calme et sérieux comme Cambridge à cette époque n’avait pas d’immunité naturelle contre les figures messianiques, tout comme la politique européenne n’avait alors pas d’immunité naturelle contre les dictateurs.

[14] Cela provient en fait d’Ordinatio de Jean Duns Scot (v. 1300), en remplaçant “nombre” par “genre”. Plus ça change, plus c’est la même chose.

[15] Frankfurt, Harry et Sénécal, Didier (trad.), De l'art de dire des conneries (On Bullshit), 10/18, 2006.

[16] Certaines introductions à la philosophie soutiennent maintenant que la philo vaut qu’on l’étudie en tant que processus plutôt que pour quelque vérité qu’on y apprendrait. Les philosophes dont les œuvres sont traitées se retourneraient dans leur tombe en entendant cela. Ils espéraient faire plus que de servir d’exemples pour apprendre comment argumenter: ils espéraient qu’ils obtenaient des résultats. La plupart étaient dans l’erreur, mais cela ne semble pas un espoir impossible.

Cet argument ressemble à mes yeux à quelqu’un, en 1500, observant le manque de résultats obtenus par l’alchimie et disant que sa valeur était le processus. Non, il s’y prenaient mal. Finalement, c’était possible de transmuter du plomb en or (pas économiquement, cependant, aux prix actuels de l’énergie), mais il fallut rebrousser chemin puis essayer une autre approche pour atteindre ce résultat.