mardi 15 juillet 2008

Trucs

(Paul Graham)

vo: Stuff

Juillet 2007

J’ai trop de trucs. La plupart des gens en Amérique aussi. En fait, plus les gens sont pauvres, plus ils semblent avoir de trucs. Presque personne n’est si pauvre au point de ne pas pouvoir entasser de vieilles voitures devant chez lui.

Ça n’a pas toujours été comme ça. Il fut un temps où les trucs étaient rares et précieux. On peut encore en voir une preuve si on la cherche. Par exemple, dans ma maison à Cambridge, qui fut construite en 1876, les chambres n’ont pas de placards. En ces jours-là, les trucs des gens tenaient dans une commode à tiroirs. Même aussi récemment qu’il y a quelques décennies, il y avait beaucoup moins de trucs. Quand je revois des photos des années 1970, je suis surpris de voir comme les maisons semblent vides. Enfant, j’avais ce que je croyais être une flotte immense de petites voitures, mais elles ne seraient rien à côté du nombre de jouets qu’ont mes neveux. Toutes ensembles, mes Matchbox et mes Corgi prenaient à peu près un tiers de la surface de mon lit. Dans les chambres de mes neveux, le lit est le seul espace vide.

Les trucs sont devenus bien moins chers, mais nos attitudes envers eux n’ont pas changé en conséquence. Nous surévaluons les trucs.

C’était un gros problème pour moi quand je n’avais pas d’argent. Je me sentais pauvre, et les trucs semblaient précieux, alors, presque instinctivement, je les accumulais. Mes amis laissaient quelque chose derrière eux quand ils déménageaient, ou je voyais quelque chose quand je descendais la rue un soir de poubelles (attention à tout ce qu’on s’entend décrire comme “en parfait état”), ou je trouvais quelque chose en état presque neuf au dixième de son prix de vente en solde dans un garage. Et blam, encore plus de trucs.

En fait, ces choses gratuites ou presque gratuites n’étaient pas des affaires, parce qu’elles valaient encore moins que ce qu’elles coûtaient. L’essentiel des trucs que j’accumulais était dépourvu de valeur, parce que je n’en avais pas besoin.

Ce que je ne comprenais pas, c’était que la valeur de quelque nouvelle acquisition n’était pas la différence entre son prix de vente et ce que je payais pour celle-ci. C’était la valeur que j’en tirais. Les trucs sont un actif extrêmement illiquide. À moins qu’on n’ait un plan quelconque pour revendre cette chose précieuse qu’on a eu pour si peu, qu’est-ce que ça change, ce que ça “vaut”? La seule manière dont on va en retirer de la valeur est de l’utiliser. Et si on n’en a pas d’usage immédiat, on n’en aura probablement jamais.

Les entreprises qui vendent des trucs ont dépensé des sommes faramineuses pour nous entraîner à penser que les trucs sont encore précieux. Mais il serait plus proche de la vérité de traiter les trucs comme dépourvus de valeur.

En fait, pire que dépourvus de valeur, parce qu’une fois qu’on a accumulé un certain montant de trucs, ils commencent à vous posséder plutôt que l’inverse. J’ai entendu parler d’un couple qui ne pouvait pas prendre sa retraite dans la ville qu’ils préféraient, parce qu’ils ne pouvaient pas s’offrir un logement assez grand pour tous leurs trucs. Leur maison n’est pas à eux; elle est à leurs trucs.

Et, à moins d’être très organisé, une maison pleine de trucs peut être très déprimante. Une pièce encombrée sape l’esprit. Une raison, visiblement, est qu’il y a moins de place pour des gens dans une pièce pleine de trucs. Mais il n’y a pas que ça. Je pense que les humains scannent en permanence leur environnement pour construire un modèle mental de ce qui les entoure. Et plus la scène est dure à analyser, moins il reste d’énergie pour les pensées conscientes. Une pièce encombrée est littéralement épuisante.

(Ceci pourrait expliquer pourquoi l’encombrement ne semble pas gêner les enfants autant que les adultes. Les enfants sont moins perceptifs. Ils construisent un modèle plus fruste de leur environnement, et cela consomme moins d’énergie.)

Je me suis d’abord rendu compte de la valeur nulle des trucs quand j’ai vécu en Italie pendant un an. Tout ce que j’ai pris avec moi était un grand sac à dos de trucs. Le reste de mes trucs, je l’ai laissé derrière moi, dans la cave de ma proprio aux États-Unis. Et savez-vous quoi? Tout ce qui m’a manqué, c’étaient quelques livres. La fin de l’année venue, je ne pouvais même pas me souvenir quoi d’autre j’avais stocké dans cette cave.

Et pourtant, quand je suis rentré, je ne me suis même pas séparé de l’équivalent d’une boîte. Jeter un téléphone à cadran en parfait état? Je pourrais en avoir besoin un jour.

Ce qui me fait vraiment mal en y repensant, n’est pas seulement que j’eusse accumulé tous ces trucs inutiles, mais que j’eusse souvent dépensé de l’argent dont j’avais désespérément besoin dans des trucs dont je n’avais pas besoin.

Pourquoi aurais-je fait ça? Parce que les gens dont le travail est de vous vendre des trucs sont vraiment, vraiment très bons pour ça. Le type de base de 25 ans est une aubaine pour les entreprises qui ont passé des années à chercher comment faire dépenser de l’argent pour des trucs. Elles rendent l’expérience d’acheter des trucs tellement agréable, que le “shopping” devient un loisir.

Comment se protéger contre ces gens? Ça ne peut pas être facile. Je suis une personne plutôt sceptique, et leurs ficelles ont marché sur moi jusqu’à la trentaine bien avancée. Mais une chose qui pourrait marcher est de se demander, avant d’acheter quelque chose: “Est-ce que ça va rendre ma vie sensiblement meilleure?”

Une de mes amies s’est guéri d’une habitude d’acheter des vêtements en se demandant avant d’acheter quoi que ce soit: “Est-ce que je vais porter ça tout le temps?” Si elle n’arrivait pas à se convaincre que quelque chose qu’elle pensait acheter deviendrait une de ces rares choses qu’elle portait tout le temps, elle ne l’achetait pas. Je pense que ça marcherait pour n’importe quel type d’achat. Avant d’acheter quelque chose, se demander: Est-ce que ça sera quelque chose que j’utilise constamment? Ou juste quelque chose de sympa? Ou pire encore, une simple affaire?

Les pires trucs de ce côté sont les trucs qu’on n’utilise pas beaucoup parce que c’est trop bien. Rien ne vous possède comme les trucs fragiles. Par exemple, la “belle porcelaine” qu’ont beaucoup de foyers, et dont la qualité maîtresse n’est pas tant qu’elle est amusante à utiliser, mais que l’on doit faire spécialement attention à ne pas la casser.

Une autre manière de résister à l’acquisition de trucs est de penser au coût global de leur détention. Le prix d’achat n’est que le début. On va devoir penser à cette chose pendant des années – peut-être pendant le reste d’une vie. Toute chose que l’on détient vous prive d’énergie. Certaines donnent plus qu’elles ne prennent. Celles-là sont les seules choses dignes qu’on les ait.

J’ai maintenant arrêté d’accumuler des trucs. À part des livres – mais les livres sont différents. Les livres sont plus similaires à un fluide que les objets individuels. Ce n’est pas spécialement gênant de détenir plusieurs milliers de livres, alors que si l’on détenait plusieurs milliers de possessions quelconques, on serait une célébrité locale. Mais à part les livres, j’évite maintenant les trucs de manière active. Si je veux dépenser de l’argent pour me faire plaisir, je prendrai mille fois des services plutôt que des biens.

Je ne suis pas en train de prétendre ceci parce que j’ai accompli quelque détachement façon zen des choses matérielles. Je parle de quelque chose de plus terre à terre. Un changement historique est en place, et je m’en suis maintenant rendu compte. Les trucs étaient autrefois précieux, et maintenant ils ne le sont plus.

Dans les pays industrialisés, la même chose est arrivée avec la nourriture au milieu du vingtième siècle. Alors que la nourriture devenait moins chère (ou que nous devenions plus riches; c’est indiscernable), manger trop a commencé à devenir un danger beaucoup plus grand que manger trop peu. Nous avons maintenant atteint ce point avec les trucs. Pour la plupart des gens, riches ou pauvres, les trucs sont devenus un fardeau.

La bonne nouvelle, c’est que si l’on porte un fardeau sans le savoir, on peut avoir une vie meilleure qu’on ne le croit. Imaginez, vous promener pendant des années avec des poids de cinq livres à la cheville, puis que soudain, on vous les retire.

Aucun commentaire: