jeudi 7 août 2008

Personne n’est fait pour avoir un patron

(Paul Graham)

vo: You weren’t meant to have a boss

Mars 2008, révisé en juin 2008

La technologie a tendance à séparer le normal du naturel. Nos corps n’ont pas été conçus pour manger les nourritures que mangent les gens des pays riches, ou pour faire si peu d’activité physique. Il y a sans doute un problème similaire dans la façon dont nous travaillons: un boulot normal nous fait sans doute autant de mal intellectuellement, que de la farine blanche ou du sucre nous en font physiquement.

J’ai commencé à soupçonner cela, après avoir passé plusieurs années à travailler avec des fondateurs de start-ups. J’ai maintenant travaillé avec plus de 200 d’entre eux, et j’ai remarqué une différence nette entre les programmeurs qui travaillent à leur propre start-up et ceux qui travaillent pour de grandes organisations. Je ne dirais pas que les fondateurs semblaient plus heureux, nécessairement; lancer une start-up est parfois très stressant. La meilleure manière de présenter cela est peut-être de dire qu’ils sont plus heureux, comme un corps est plus heureux pendant une longue course, plutôt qu’assis dans un canapé en train de manger des doughnuts.

Même s’ils sont statistiquement anormaux, les fondateurs de start-up semblent travailler d’une manière plus naturelle pour des humains.

J’étais en Afrique l’année dernière et j’ai vu à l’état sauvage beaucoup d’animaux que je n’avais alors vus que dans des zoos. La différence d’apparence était frappante. En particulier les lions. Les lions à l’état sauvage semblent presque dix fois plus vivants. Ce sont comme des animaux différents. Je soupçonne que les humains se sentent mieux en travaillant pour eux-mêmes, de la même manière qu’un grand prédateur comme un lion doit se sentir mieux en vivant à l’état sauvage. La vie dans un zoo est plus facile, mais ce n’est pas la vie pour laquelle ils ont été conçus.

Pyramides

Qu’y a-t-il d’autant contre-nature à travailler pour une grande entreprise? La racine du problème est que les humains ne sont pas faits pour travailler dans des groupes si grands.

Une autre chose qu’on remarque quand on voit des animaux dans la nature est que chaque espèce prospère dans des groupes d’une certaine taille. Un troupeau d’impalas peut compter 100 adultes; de babouins, peut-être 20; de lions, rarement 10. Les humains aussi semblent conçus pour travailler en groupe, et ce que j’ai lu sur les chasseurs-cueilleurs coïncide avec la recherche sur les organisations et ma propre expérience, pour suggérer à peu près ce qu’est la taille idéale: les groupes de 8 marchent bien; à partir de 20, ils deviennent difficiles à gérer; et un groupe de 50 est vraiment trop lourd. [1]

Quelle que soit la limite supérieure, nous ne sommes clairement pas censés travailler dans des groupes de plusieurs centaines. Et pourtant – pour des raisons qui ont plus à voir avec la technologie que la nature humaine – un paquet de gens travaillent pour des entreprises employant des centaines ou des milliers de gens.

Les entreprises savent que des groupes aussi gros ne fonctionneraient pas, alors elles se divisent en unités assez petites pour qu’on puisse travailler ensemble. Mais pour coordonner celles-ci, elles doivent introduire quelque chose de nouveau: des patrons.

Ces groupes réduits sont toujours organisés en structure pyramidale. Un groupe se rattache à la pyramide par son patron. Mais quand on utilise ce tour de passe-passe pour diviser un grand groupe en des plus petits, quelque chose d’étrange se produit, quelque chose que je n’ai jamais entendu mentionner explicitement. Dans le groupe du niveau supérieur, un patron représente le groupe entier qu’il dirige. Un groupe de 10 managers n’est pas seulement un groupe de 10 personnes qui travaillent ensemble de manière habituelle. En réalité, c’est un groupe de groupes. Cela signifie que, pour que 10 managers travaillent ensemble comme s’ils n’étaient qu’un groupe de 10 individus, chaque groupe qui travaille pour un manager doit travailler comme s’il n’était qu’une seule personne – les opérationnels et les managers ne partageraient entre eux la liberté que d’une seule personne.

En pratique, un groupe de personnes n’est jamais capable d’agir comme s’il n’était qu’une seule personne. Mais quand une grande organisation est divisée en groupes de cette manière, la pression est toujours dans cette direction. Chaque groupe fait de son mieux pour travailler comme s’il était le petit groupe d’individus dans lequel les humains sont conçus pour travailler. C’est pour ça qu’on l’a créé. Et quand on propage cette contrainte, le résultat est que chaque personne reçoit une marge de manœuvre inversement proportionnelle à la taille de la pyramide entière. [2]

Quiconque a travaillé pour une grande organisation a ressenti cela. On peut ressentir la différence, entre travailler pour une entreprise de 100 salariés, et une entreprise de 10000 salariés, même si on n’est que dans un groupe de 10 personnes.

Sirop de glucose

Un groupe de 10 personnes au sein d’une grande organisation est une espèce de fausse tribu. Le nombre de gens avec lesquels on interagit est à peu près le bon. Mais il manque quelque chose: l’initiative individuelle. Les tribus de chasseurs-cueilleurs ont bien plus de liberté. Les chefs ont un peu plus de pouvoir que les autres membres de la tribu, mais en général, ils ne leur disent pas quoi faire, ni quand, à la différence d’un patron.

Ce n’est pas la faute du patron. Le vrai problème est que dans le groupe du dessus dans la hiérarchie, un groupe complet est une seule personne virtuelle. Le patron est seulement la manière dont cette contrainte est imposée.

Ainsi, travailler dans un groupe de 10 personnes au sein d’une grande organisation semble correct et incorrect en même temps. En surface, on a l’impression d’un groupe dans lequel on est fait pour travailler, mais il manque quelque chose d’essentiel. Un boulot dans une grande entreprise, c’est comme un sirop de glucose fort en fructose: il a certaines des qualités des choses qu’on est censé aimer, mais il manque d’autres de ces qualités, à un point désastreux.

De fait, la nourriture est une métaphore excellente pour expliquer ce qui ne va pas dans un emploi lambda.

Par exemple, travailler pour une grande entreprise est ce qu’on fait par défaut, au moins pour les programmeurs. Qu’y a-t-il de mal à ça? Eh bien, ça se voit assez clairement avec la nourriture. Si on était lâché aujourd’hui à un point quelconque de l’Amérique, presque toute la nourriture alentour serait mauvaise pour la santé. Les humains ne sont pas faits pour manger de la farine blanche, du sucre raffiné, du sirop de glucose fort en fructose, de l’huile végétale hydrogénée. Et pourtant, si on analysait le contenu de l’épicerie de base, on se rendrait probablement compte que ces quatre ingrédients totaliseraient l’essentiel des calories. La nourriture “normale” est atrocement mauvaise pour la santé. Les seules personnes qui mangent ce que les humains sont conçus pour manger sont quelques originaux en birkenstocks à Berkeley.

Si la nourriture “normale” est si mauvaise pour nous, pourquoi est-elle si répandue? Il y a deux raisons principales. La première est qu’elle a un attrait plus immédiat. Certes, une heure après avoir mangé cette pizza, on ne se sent pas bien, mais les premières bouchées étaient très bonnes. La deuxième raison vient des économies d’échelle. On peut produire de la malbouffe à grande échelle; pas des légumes frais. Ce qui signifie (a) que la malbouffe peut être très bon marché, et (b) qu’elle vaut qu’on dépense beaucoup pour la promouvoir.

Si les gens ont le choix entre une chose pas chère, abondamment promue et attrayante à court terme, et une chose chère, obscure et attrayante à long terme, laquelle pensez-vous qu’ils choisiront pour la plupart?

C’est la même chose au travail. Le diplômé de base du MIT veut travailler chez Google ou Microsoft, parce que c’est une marque reconnue, c’est prudent, et on lui versera d’emblée un bon salaire. C’est l’équivalent, en emploi, de la pizza qu’il a mangée au déjeuner. Les inconvénients n’apparaîtront que plus tard, et seulement sous forme d’un vague malaise.

Et pendant ce temps, fondateurs et salariés précoces de start-ups seront comme les originaux et leurs birkenstocks à Berkeley: bien qu’une minuscule minorité de la population, ce sont eux qui vivent comme sont censés vivre les humains. Dans un monde artificiel, il faut être extrémiste pour vivre naturellement.

Programmeurs

Les restrictions imposées par les emplois en grande entreprise pèsent particulièrement sur les programmeurs, parce que l’essence de la programmation est de construire de nouvelles choses. Les commerciaux présentent essentiellement les mêmes argumentaires tous les jours; les gens du service client répondent à peu près aux mêmes questions; mais une fois qu’on a écrit un bout de code, on n’a pas besoin de le récrire. Donc un programmeur qui travaille comme sont censés travailler les programmeurs, est toujours en train de faire quelque chose de nouveau. Et quand on fait partie d’une organisation dont la structure donne à chaque personne une marge de manœuvre inversement proportionnelle à la taille de la pyramide, on rencontrera des résistances quand on fera quelque chose de nouveau.

Il semble que ce soit une conséquence inévitable de la taille. C’est vrai jusque dans les entreprises les plus intelligentes. Je parlais récemment à un fondateur, qui avait envisagé de lancer une start-up à peine sorti de la fac, mais qui est allé travailler pour Google à la place, parce qu’il pensait qu’il en apprendrait plus là-bas. Il n’en a pas appris autant qu’il l’espérait. Les programmeurs apprennent en faisant, et il ne pouvait pas faire la plupart des choses qu’il voulait faire – parfois parce que l’entreprise ne lui permettait pas, mais souvent parce que le code de l’entreprise ne lui permettait pas. Entre le code hérité qu’il faut traîner, le coût que cela représente de faire du développement dans une organisation si grande, et les restrictions imposées par les interfaces qui appartiennent à d’autres groupes, il ne pouvait essayer qu’une petite fraction des choses qu’il aurait aimé essayer. Il m’a dit avoir appris bien plus dans sa propre start-up, malgré le fait qu’il doive faire toutes les menues tâches de l’entreprise en plus de la programmation, parce qu’au moins, quand il programme, il peut faire tout ce qu’il veut.

Un obstacle en aval se propage en amont. Si l’on n’est pas autorisé à implémenter de nouvelles idées, on arrête d’avoir des idées. Et vice versa: quand on peut faire tout ce qu’on veut, on a plus d’idées sur ce qu’on doit faire. Donc travailler pour soi-même rend notre cerveau plus puissant, de même qu’un système d’échappement peu restrictif rend un moteur plus puissant.

Travailler pour soi-même n’implique pas forcément de monter une start-up, bien sûr. Mais un programmeur qui choisit entre un boulot standard dans une grande entreprise et sa propre start-up, apprendra sans doute plus en faisant la start-up.

On peut régler le degré de liberté qu’on obtient en modifiant l’échelle de l’entreprise pour laquelle on travaille. Si on monte l’entreprise, on aura le maximum de liberté. Si l’on devient l’un des 10 premiers salariés, on aura presque autant de liberté que les fondateurs. Même une entreprise de 100 personnes donnera une impression différente d’une entreprise avec 1000 personnes.

Travailler pour une petite entreprise ne garantit pas la liberté. La structure pyramidale des grandes organisations impose une limite supérieure à la liberté, pas une limite inférieure. Le dirigeant d’une petite entreprise peut toujours choisir d’être un tyran. L’idée, c’est qu’une grande organisation est forcée, du fait de sa structure, à en être une.

Conséquences

Ceci a des conséquences, à la fois pour les organisations et les individus. Une de ces conséquences, est que les entreprises ralentiront inévitablement comme elles grossiront, quoi qu’elles tentent pour garder leur esprit de start-up. C’est une conséquence de la structure pyramidale que toute grande organisation est forcée d’adopter.

Ou plutôt, une grande organisation pourrait éviter de ralentir, si seulement elle évitait la structure pyramidale. Et puisque la nature humaine limite la taille des groupes qui peuvent travailler ensemble, la seule façon que je peux imaginer pour les groupes plus grands d’éviter la structure pyramidale, serait de n’avoir pas de structure: que chaque groupe soit réellement indépendant, et qu’ils travaillent tous ensemble comme le fait une économie de marché.

Peut-être cela vaudrait-il le coup d’être exploré. Je soupçonne qu’il y a déjà des domaines d’activité hautement fractionnables qui penchent dans cette direction. Mais je ne connais pas d’entreprise technologique qui l’ait fait.

Il y a une chose que les entreprises peuvent faire, à défaut de se structurer comme des éponges: elles peuvent rester petites. Si j’ai raison, alors c’est vraiment payant de maintenir une entreprise aussi petite qu’elle puisse l’être à chaque étape. En particulier une entreprise technologique. Ce qui signifie qu’il est doublement important d’embaucher les meilleures personnes. Les médiocres blessent par deux fois: non seulement ils produisent moins, mais de plus ils vous rendent gros, parce qu’on a besoin de plus d’entre eux pour résoudre un problème donné.

Pour les individus, le corollaire est le même: il faut viser petit. Ce sera toujours chiant de travailler pour de grandes organisations, et plus l’organisation sera grande, plus ce sera à chier.

Dans un essai que j’ai écrit il y a quelques années, je conseillais aux diplômés du second degré de travailler quelques années dans une autre entreprise avant de fonder la leur. Je ne dirais plus ça aujourd’hui. Travaillez pour une autre entreprise si vous voulez, mais seulement une petite entreprise, et si vous voulez monter votre start-up, allez-y.

Ce pourquoi je suggérais aux diplômés de ne pas monter des start-ups immédiatement, était que j’avais l’impression que la plupart échoueraient. Et ils échoueront. Mais les programmeurs ambitieux ont intérêt à faire leur propre truc et rater, plutôt que d’aller travailler dans une grande entreprise. Il est certain qu’ils apprendront plus. Il se peut même qu’ils s’en sortent mieux financièrement. Nombre de gens dans la vingtaine s’endettent, parce que leurs dépenses augmentent bien plus vite que le salaire qui leur semblait si élevé quand ils ont quitté l’école. Au moins, s’ils montent une start-up et qu’ils échouent, ils seront à zéro plutôt que dans le rouge. [3]

Nous (NdT: Y Combinator, une entreprise de capital-risque fondée par l’auteur) avons maintenant financé tellement de types différents de fondateurs que nous avons assez de données pour voir des régularités, et il semble qu’il ne soit pas profitable de travailler pour une grande entreprise. Les gens qui ont travaillé pendant quelques années semblent meilleurs que ceux qui sortent tout juste de la fac, mais seulement parce qu’ils sont plus vieux d’autant.

Les gens qui viennent à nous depuis des grandes entreprises semblent toujours un peu conservateurs. Il est difficile de savoir dans quelle mesure c’est parce que les grandes entreprises les ont rendu ainsi, et dans quelle mesure ce conservatisme naturel les a fait travailler pour des grandes entreprises en premier lieu. Mais une grande partie est certainement apprise. Je le sais, parce que j’ai vu ce conservatisme s’écailler.

Le fait d’avoir vu ça se produire si souvent est l’une des choses qui me convainc que travailler pour soi-même, ou au moins pour un petit groupe, est le mode de vie naturel des programmeurs. Les fondateurs qui arrivent à Y Combinator ont souvent l’allure opprimée des réfugiés. Trois mois plus tard, ils sont transformés: ils ont tellement plus de confiance en eux qu’ils semblent comme avoir grandi de quelques centimètres. [4] Aussi étrange que cela paraisse, ils semblent à la fois plus préoccupés et plus heureux. Ce qui est exactement comment je décrirais des lions dans la nature.

En regardant des salariés se transformer en fondateurs, il est clair que la différence entre les deux est surtout due à l’environnement – et en particulier que l’environnement des grandes entreprises est toxique pour les programmeurs. Dans les premières semaines à travailler dans leur propre start-up, ils ont l’air de revenir à la vie, parce qu’enfin ils travaillent comme des personnes sont censées travailler.


Notes

[1] Quand je parle d’êtres humains censés vivre d’une certaine manière, ou conçus pour cela, j’entends, par l’évolution.

[2] Ce ne sont pas seulement la base qui en souffre. Les contraintes se propagent aussi bien vers le haut que vers le bas. Donc les managers sont contraints, eux aussi; au lieu de simplement faire les choses, ils doivent agir par leurs subordonnés.

[3] Il vaut mieux ne pas financer une start-up avec des cartes de crédit. Financer une start-up par endettement est habituellement un geste stupide, et l’endettement par carte de crédit est le plus stupide d’entre tous. L’endettement par carte de crédit est une mauvaise idée, c’est tout. C’est un piège tendu par des entreprises maléfiques pour les désespérés et les imbéciles.

[4] Les fondateurs que nous finançons était autrefois plus jeunes (au début, nous encouragions les non-diplômés à postuler), et les premières fois où j’ai vu ça, je me demandais si, physiquement, ils grandissaient vraiment.

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