mardi 5 août 2008

Bricoler l’ère industrielle

(Kevin Kelly)

vo: Bootstrapping the Industrial Age

Mars 2007

L’un des jeux favoris des ingénieurs est d’imaginer comment ils pourraient réinventer une technique essentielle en partant de zéro. Si l’on était bloqué sur une île, ou survivant après l’apocalypse, et qu’on avait besoin de se fabriquer, disons, une lame, ou un livre, peut-être une paire de radios opérationnelles, de quoi aurait-on besoin pour forger du fer, fabriquer du papier, ou créer de l’électricité?

À l’occasion, les bricoleurs se retrouvent en situation de mettre leur jeu en pratique. En février 1942, R. Bradley, officier britannique de l’artillerie royale, fut capturé puis retenu prisonnier par les Japonais à Singapour. Leur camp était isolé, le ravitaillement quasi-inexistant, et ils étaient traités durement comme prisonniers de guerre; quand ils se rebellèrent, ils étaient enfermés dans un hangar d’isolement sans nourriture. Seulement voilà, ils étaient bricoleurs. Avec d’autres prisonniers du camp, Bradley subtilisa des outils manuels aux soldats japonais, et, avec ces éléments épars, il transforma de la ferraille en un tour miniature. Le petit tour était ingénieux. Il était assez petit pour être gardé secret, et assez gros pour être utile. Il pouvait être démonté en pièces qui pouvaient être rangées dans un sac à dos, et transporté au gré des délocalisations fréquentes du camp. Comme de grosses pièces de métal étaient difficiles à se procurer sans attirer l’attention, la poupée mobile du tour était formée de deux pièces d’acier assemblées en queue-d’aronde. La plate-forme originelle fut découpée avec un ciseau à froid.

Le tour était un œuf d’où purent éclore des outils; il fut utilisé pour fabriquer des objets plus sophistiqués. Avec lui, les prisonniers usinèrent un double de la clé du hangar d’isolement (!), et fabriquèrent une batterie camouflée qui alimentait une radio secrète. Pendant les deux années de leur captivité, le tour fabriqua à son tour les outils – comme des tarauds ou des emporte-pièces – qui avaient été utilisés pour le créer. Un tour a ces qualités auto-reproductrices.

Récemment, un type a réinventé le tissu de la société industrielle dans son garage. Feu Dave Gingery était un machiniste de nuit à Springfield, dans le Missouri, qui goûtait le défi de faire quelque chose à partir de rien, ou peut-être est-il plus juste de dire: faire beaucoup en tirant profit du pouvoir de très peu. Après des années de bricolage, Gingery parvint à assembler de zéro un atelier complet à partir de ferrailles abandonnées. Il faisait des outils sommaires qui faisaient de meilleurs outils, qui ensuite faisaient des outils suffisants pour faire de vrais trucs.

Gingery commença avec une simple fonderie d’arrière-cour. C’était un seau de 20 litres rempli de sable. En son centre, du charbon de barbecue se consumait dans une boite à café. À l’intérieur de la boîte de charbon, il y avait un petit creuset en céramique dans lequel il jetait des morceaux d’aluminium – boîtes, etc. Avec un ventilateur, Gingery souffla de l’air dans cette fournaise rudimentaire, ce qui brûla le charbon assez chaud pour faire fondre l’aluminium. Il versa le métal fondu dans un moule de sable humide taillé à la forme qu’il voulait. Quand la fonte fut refroidie, il avait une plate-forme de métal utilisable, qui devint le cœur d’un tour fait main. D’autres éléments du tour furent fondus. Il finit ces éléments grossiers avec des outils manuels. Sa seule “tricherie” fut d’ajouter un moteur électrique usagé – même s’il n’est pas impossible d’imaginer une version mue par énergie éolienne ou hydraulique.

Quand le tour rudimentaire fut en état de marche, il l’utilisa pour tourner les pièces d’une perceuse à colonne. Avec la perceuse et le tour fonctionnant, il retravaillait constamment les pièces du tour lui-même, remplaçant des éléments par des versions améliorées. Ainsi, son minuscule atelier était un dispositif incrémental, capable d’engendrer une machine de plus haute précision que lui-même. Il utilisa cet outil de création incrémentale pour manufacturer les pièces d’une fraiseuse pleinement opérationnelle. Quand la fraiseuse fut finie, il pouvait faire à peu près n’importe quoi.

Gingery récréa l’évolution de la technologie, le formidable schéma par lequel des outils simples créent des outils plus complexes et ainsi de suite à l’infini. Cette expansion du pouvoir de création incrémentale est le moyen par lequel une culture dans son ensemble se tire du ruisseau par la débrouille. Cependant, il est évident que cette petite démonstration n’est pas absolue. Comme processus pour fabriquer ses propres machines-outils, le plan de Gingery convient parfaitement. Il utilise de la fonte à partir de moteurs de machines à laver et autres ferrailles de décharge, pour monter un atelier plutôt robuste. Mais si l’on veut un exemple de relance de société technologique à la manière de Robinson Crusoé – atterrir quelque part et démarrer une civilisation – c’est de la triche, parce que, dans ce dernier jeu, on n’obtient pas de commencer avec des boîtes d’aluminium abandonnées, des écrous et boulons de récupération, de vieux moteurs électriques et des déchets de tôle. Pour vraiment faire le parcours du bricolage minimum à travers le réseau industriel, il faudrait commencer par trouver son propre minerai, le miner et le raffiner avec des outils primitifs, cuire des briques, laminer de la tôle, fabriquer des vis et des boulons à la main – tout ça pour arriver au point où on aurait assez d’outils et de matériaux pour fabriquer la simple fonderie à seau de 20 litres, avec laquelle Gingery commença.

Tous les week-ends, une vingtaine d’écoles de survie américaines dispensent un cours sur comment faire ses propres habits à partir de peaux, tailler un couteau dans une pierre ou un os, couper et assembler un abri à partir d’arbres, et, plus généralement, vivre de la terre avec des outils fabriqués soi-même. Elles commencent plus tôt que Gingery – avec les éléments tels que nous les trouvons dans la nature. Cela représente beaucoup de travail. Il est possible d’allumer un feu sans allumettes, mais seulement après un long entraînement, presque autant que pour devenir un pro d’un jeu vidéo. Même avec tous les outils que le meilleur expert au monde puisse faire ainsi en partant de zéro (une centaine), c’est une vie difficile qui attire peu de gens.

Au-delà de ces outils primitifs, l’interdépendance des objets fabriqués est incroyable. Choisissez au hasard un objet parmi les plusieurs milliers à portée de l’endroit où vous êtes assis. Aucun ne pourrait exister sans nombre d’autres qui l’entourent. Aucune technologie n’est une île.

Prenons un objet très sophistiqué: une page web. Une page web dépend peut-être d’une centaine de milliers d’autres inventions, toutes requises pour sa naissance et prolonger son existence. Il n’y a de page web nulle part sans l’invention du code HTML, sans programmation informatique, sans LED ou tube à rayonnement cathodique, sans puces informatiques à semi-conducteurs, sans ligne de téléphone, sans répéteur de signaux sur longue distance, sans générateur électrique, sans turbine à haute vitesse, sans acier inoxydable, sans fonderie, et sans maîtrise du feu. Aucune de ces inventions concrètes n’existerait sans les inventions élémentaires que sont l’écriture, un alphabet,  les liens hypertexte, les index, les catalogues, les archives, les bibliothèques et la méthode scientifique elle-même. Pour recréer une page web, on doit recréer toutes ces autres fonctions. On pourrait aussi bien recréer la société moderne.

Plus nous essayons de débrouiller ce réseau d’interdépendances, pour arracher une seule découverte de l’écheveau des inventions qui lui sont liées ou nécessaires, plus tout cela devient futile. On obtient le même réseau de soutien pour toute substance ou appareil moderne. Les antibiotiques? Un champ d’inventions qui commence avec les techniques de stérilisation, en passant par les chemins de la chimie, à la technique du pompage, les innovations d’emballage, l’étude des animaux, les procédures de test, l’analyse statistique, et bien d’autres sont requis.

C’est pourquoi recommencer une société sophistiquée après un contretemps dévastateur est si difficile. Sans tous les objets adjacents dans un écosystème donné, une technologie seule ne peut pas avoir d’effet; donc on a besoin qu’elles fonctionnent toutes pour en faire fonctionner une; donc on doit les réparer toutes en même temps. Quand une guerre, un tremblement de terre, un tsunami, une inondation ou le feu détruisent l’infrastructure d’une société sans faire de détail, la tâche de les redécouvrir toutes en même temps est impossible. Une preuve de cette interdépendance profonde est le casse-tête de l’aide aux sinistrés: on a besoin de routes pour apporter de l’essence, mais d’essence pour remettre les routes en état; de médicaments pour soigner les gens, mais de gens en bonne santé pour dispenser les médicaments; de communications pour mettre en route l’organisation, mais d’organisation pour restaurer les communications. C’est avant tout quand elle s’effondre qu’on voit la plate-forme interdépendante de la technologie.

Cela explique aussi pourquoi il vaut mieux ne pas confondre une vue dégagée de l’avenir et le court terme. On peut voir les contours précis vers lesquels se dirige la technologie, mais nous avons tendance à surestimer la proximité de son avènement. Habituellement, le délai (dans nos yeux avides) est dû à l’écologie invisible d’autres technologies qui ne sont pas encore prêtes. L’invention restera suspendue dans l’avenir pour de nombreuses années, sans se rapprocher du présent. Puis, quand les co-technologies ignorées seront en place, elle apparaîtra soudainement dans nos vies, accompagnée de surprise et d’applaudissements pour son apparition inattendue.

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