dimanche 3 août 2008

La zillionique

(Kevin Kelly)

vo: Zillionics

Avril 2008

(NdT: Le français utilise l’échelle longue pour la dénomination des grands nombres: million, milliard, billion, billiard, trillion, trilliard, etc. En revanche, l’anglais américain utilise l’échelle courte: million, billion, trillion, etc., si bien que billion en français correspond à trillion en anglais. Le mot zillion, lui, désigne un nombre gigantesque.)

Augmenter, c’est modifier.

De grande quantités de quelque chose transforment la nature de ces quelques choses. Ou, comme l’a dit Staline, “La quantité a une qualité qui lui est propre”. L’informaticien J. Storrs Hall, dans Au-delà de l’intelligence artificielle, écrit:

À partir d’une certaine quantité de quelque chose, il est possible, et, de fait, pas inhabituel, que celle-ci ait des propriétés pas du tout manifestées dans des exemples petits et isolés. La différence [est peut-être] au moins d’un facteur d’un billion (10^12). Il n’existe pas de cas, dans notre expérience, où une différence d’un facteur d’un billion ne cause pas de différence qualitative, par opposition à quantitative. Un billion, c’est essentiellement la différence en poids entre un acarien, trop petit pour qu’on le voie et trop léger pour qu’on le sente, et un éléphant. C’est la différence entre cinquante dollars et le produit économique d’un an par la race humaine dans son ensemble. C’est la différence entre l’épaisseur d’une carte de visite et la distance d’ici à la lune.

J’appelle cette différence la zillionique.

Les rouages de la duplication, en particulier la duplication numérique, peuvent amplifier des quantités ordinaires de choses quotidiennes et les propulser dans des ordres d’abondance inconnus jusque là. Des populations peuvent partir de 10 à des nombres de l’ordre du milliard, du billion, et du zillion.

Une bibliothèque personnelle peut s’élargir de 10 livres à quelque 30 millions de livres entièrement numériques dans Google Library. Une collection musicale peut aller de 100 albums jusqu’à toute la musique du monde. Une archive personnelle peut aller d’une boîte de vieilles lettres jusqu’à un pétaoctet d’informations sur une vie entière. Une entreprise peut avoir besoin de gérer des centaines de pétaoctets d’information par année. Des scientifiques peuvent maintenant engendrer des gigaoctets de données par seconde. Le nombre de fichiers qu’un gouvernement peut avoir besoin de suivre, protéger et analyser peut atteindre dans les trillions.

La zillionique est un nouveau domaine, et notre nouvelle maison. L’échelle de tant de parties mobiles requiert de nouveaux outils, de nouvelles mathématiques, de nouveaux changements d’esprit.

Pour l’échelle: un billion de pièces d’un penny à côté d’un terrain de football américain, par le projet Megapenny

Quand on atteint les ordres de quantité du giga, péta et exa, d’étranges nouveaux pouvoirs émergent. On peut faire des choses à ces échelles qui auraient été impossibles auparavant. Un zillion de liens hypertexte donnent une information et un comportement qu’on n’attendrait jamais de cent ou mille liens. Un billion de neurones donnent une intelligence qu’un million ne donneront pas. Un zillion de points de données donneront une profondeur de vue que seuls cent mille ne donneraient jamais.

En même temps, les capacités dont on a besoin pour gérer la zillionique sont intimidantes. Dans ce domaine, les probabilités et les statistiques règnent en maître. Nos intuitions humaines ne sont pas fiables.

J’écrivais précédemment:

Nous avons appris des mathématiciens que les systèmes qui contiennent de très, très grandes quantités de parties se comportent significativement différemment des systèmes avec moins d’un million de parties. La zillionique est l’état d’abondance suprême de parties, de l’ordre de nombreux millions. L’économie des réseaux promet des zillions de parties, des zillions d’artefacts, des zillions de documents, des zillions de robots, des zillions de nœuds de réseau, des zillions de connections et des zillions de combinaisons. La zillionique est un domaine bien plus à l’aise dans la biologie – où il y a des zillions de gènes et d’organismes depuis longtemps – que dans notre récent monde manufacturé. Les systèmes vivants savent comment manier la zillionique. Nos propres méthodes pour traiter de la plénitude zillionique imiteront la biologie. (Dans Nouvelles Règles pour la Nouvelle Économie , 1998)

Le web social s’étend dans le monde de la zillionique. L’intelligence artificielle, le data mining et les réalités virtuelles, tout cela requiert la maîtrise de la zillionique. À mesure que nous amassons le nombre de choses que nous créons, en particulier celles que nous créons collectivement, nous faisons aussi passer nos médias et notre culture dans le domaine de la zillionique. Le nombre de choix que nous avons en musique, en art, en images, en mots – en n’importe quoi! – est en train d’atteindre le niveau de la zillionique.

Comment évitons-nous d’être paralysés ou tyrannisés par le choix zillionique (cf. le paradoxe du choix)? Est-ce que la zillionique est illimitée? C’est une longue traîne si longue, si large, si profonde, qu’elle redevient quelque chose d’autre, entièrement.

Augmenter, c’est modifier.

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