(Paul Graham)
vo: How to do Philosophy
Septembre 2007
Au lycée, j’ai décidé que j’allais étudier la philosophie à l’université. J’avais plusieurs motivations, certaines plus honorables que d’autres. Une des moins honorables était de choquer les gens. Là où j’ai grandi, l’université était considérée comme un entraînement professionnel, donc étudier la philo semblait franchement improductif. Un peu comme tailler des trous dans ses habits ou se mettre une épingle dans l’oreille, ce qui étaient d’autres formes de franche improductivité, qui commençaient tout juste à être à la mode.
Mais j’avais également d’autres motivations plus honnêtes. Je pensais qu’étudier la philo serait un raccourci direct vers la sagesse. Tous les gens qui prenaient une majeure dans d’autres choses finiraient juste avec un paquet de connaissances spécifiques. Moi j’apprendrais ce qu’était réellement quoi.
J’avais essayé de lire quelques livres de philo. Pas des récents; on ne trouvait pas ceux-là dans notre bibliothèque de lycée. Mais j’ai essayé de lire Platon et Aristote. Je doute que je croyais les comprendre, mais ils avaient l’air de parler de quelque chose d’important. Je supposais que j’apprendrais quoi à l’université.
L’été avant la terminale, je suivis quelques cours à la fac. J’appris beaucoup en cours de calcul, mais je n’appris pas grand-chose en Philosophie 101. Et pourtant mon projet d’étudier la philo restait intact. C’était ma faute si je n’avais rien appris. Je n’avais pas lu assez attentivement les livres au programme. Je donnerais une seconde chance aux Principes de la Connaissance humaine de Berkeley à l’université. Quelque chose d’aussi admiré et si difficile à lire avait forcément quelque chose dedans, le tout était de savoir quoi.
Vingt-six ans plus tard, je ne comprends toujours pas Berkeley. J’ai une belle édition de ses œuvres complètes. Les lirai-je seulement un jour? Peu probable.
La différence entre cette époque et maintenant, est que maintenant je comprends pourquoi Berkeley ne vaut probablement pas qu’on essaye de le comprendre. Je pense que je vois maintenant le problème qui est arrivé à la philo, et comment on pourrait le réparer.
Mots
Je me suis effectivement retrouvé en majeure philo pour l’essentiel de mes études. Ça n’a pas tourné comme je l’espérais. Je n’ai pas appris de vérités magiques comparées auxquelles tout le reste était de la vulgaire connaissance spécifique. Mais maintenant, je sais au moins pourquoi ça ne s’est pas passé comme ça. La philosophie n’a pas réellement d’objet d’étude, comme en ont les maths, l’histoire ou la plupart des disciplines universitaires. Il n’y a pas de connaissance fondamentale qu’on doive maîtriser. Ce qui s’en approche le plus, est une connaissance de ce que tel ou tel philosophe a dit sur différents sujets au fil des ans. Il y a si peu de philosophes suffisamment dans le vrai, que les gens ont oublié qui avait découvert quoi.
La logique formelle a un objet d’étude. J’ai suivi plusieurs cours de logique. Je ne sais pas si j’en ai retenu quelque chose [1]. Cela me semble vraiment important d’être capable de retourner des idées dans sa tête: voir quand deux idées ne couvrent pas complètement l’espace des possibles, ou quand une idée est la même qu’une autre, à deux ou trois différences près. Mais est-ce qu’étudier la logique m’a appris l’importance de penser de cette manière, ou rendu meilleur pour cela? Je ne sais pas.
Il y a des choses dont je sais que je les ai apprises en étudiant la philo. La plus spectaculaire, je l’ai apprise immédiatement, au premier semestre de première année, dans un cours donné par Sydney Shoemaker. J’ai appris que je n’existais pas. Je suis (et vous êtes) un assemblage de cellules qui vaquent, animées par diverses forces, et qui s’appelle elle-même Moi. Mais il n’y a pas de chose centrale, indivisible, qui accompagne votre identité. On peut en théorie perdre la moitié de son cerveau et vivre. Ce qui signifie que notre cerveau pourrait en théorie être coupé en deux, et chaque moitié transplantée dans différents corps. Si on s’imagine au réveil suivant une telle opération, on doit imaginer être deux personnes.
La vraie leçon ici, c’est que les concepts que nous utilisons dans la vie quotidienne sont flous, et cassent si on les pousse trop loin. Même un concept qui nous est aussi cher que Moi. J’ai mis un moment à saisir ceci, mais quand ce fut le cas, cela fut assez brusque, comme quelqu’un au XIXème siècle saisissant l’évolution et se rendant compte que l’histoire de la création qu’il avait entendue enfant était complètement fausse. [2] En dehors des maths, il y a une limite au-delà de laquelle on ne peut plus pousser les mots; en fait, ce ne serait pas une mauvaise définition des maths de les qualifier d’étude des termes qui ont une signification précise. Les mots de tous les jours sont intrinsèquement imprécis. Ils fonctionnent assez bien dans la vie quotidienne, qu’on ne s’en rend pas compte. Les mots semblent fonctionner, exactement comme le semble la physique newtonienne. Mais on peut toujours les casser si on les pousse assez loin.
Je dirais que ceci a toujours été, malheureusement pour la philosophie, le fait central de la philosophie. La plupart des débats philosophiques ne sont pas simplement affectés par des confusions sur les mots, mais motivés par celles-ci. Avons-nous un libre-arbitre? Ça dépend de ce qu’on entend par “libre”. Est-ce que les idées abstraites existent? Ça dépend de ce qu’on entend par “exister”.
On attribue couramment à Wittgenstein l’idée selon laquelle la plupart des controverses philosophiques sont dues à des confusions sur le langage. Je ne sais pas vraiment dans quelle mesure on peut lui attribuer cette idée. Je soupçonne que nombre de gens se sont rendu compte de ceci, mais ont simplement réagi en n’étudiant pas la philosophie, plutôt qu’en devenant profs de philo.
Comment les choses ont-elles évolué ainsi? Une chose que des gens ont passé des milliers d’années à étudier peut-elle réellement être une perte de temps? Voilà des questions intéressantes. Même, des questions parmi les plus intéressantes qu’on puisse poser à propos de la philosophie. La manière la plus valable d’aborder la tradition philosophique présente pourrait être de ne pas se perdre dans des spéculations inutiles comme Berkeley, sans non plus les fermer comme Wittgenstein, mais étudier celle-ci comme exemple de la raison égarée.
Histoire
La philosophie occidentale commence vraiment avec Socrate, Platon et Aristote. Ce que nous savons de leurs prédécesseurs provient de fragments et de références issues de travaux ultérieurs; les doctrines de ces derniers pourraient être décrites comme une cosmologie spéculative, qui s’aventure à l’occasion dans l’analyse. Vraisemblablement, ils étaient motivés par tout ce qui conduit les gens dans toute autre société à inventer des cosmologies. [3]
Avec Socrate, Platon et particulièrement Aristote, cette tradition a passé un cap. Il commença à y avoir beaucoup plus d’analyse. Je soupçonne que Platon et Aristote furent encouragés en cela par le progrès des maths. Les mathématiciens avaient montré qu’on pouvait arriver à comprendre les choses d’une manière bien plus concluante, qu’en inventant de jolies histoires à leur propos. [4]
Les gens parlent tellement d’abstractions maintenant que nous ne nous rendons pas compte du saut que cela a dû être quand ils ont commencé. Il s’écoula vraisemblablement beaucoup de millénaires entre le moment où les gens ont commencé pour la première fois à décrire des choses comme chaud ou froid, et le moment où quelqu’un demanda: “Qu’est-ce que la chaleur?” Sans aucun doute, ce fut un processus très progressif. Nous ne savons pas si Platon ou Aristote furent les premiers à poser quelqu’une des questions qu’ils posèrent. Mais leurs œuvres sont les plus anciennes que nous ayons qui fassent ceci à grande échelle, et il y a une fraîcheur (pour ne pas dire une naïveté) à propos de celles-ci qui suggère que certaines des questions qu’ils posèrent étaient nouvelles pour eux, au moins.
Aristote en particulier me rappelle le phénomène qui se produit quand les gens découvrent quelque chose de nouveau, et en sont tellement excités, qu’ils traversent au pas de course un pourcentage énorme du territoire nouvellement découvert en une seule vie. Si c’est le cas, c’est une preuve de la nouveauté de cette manière de penser. [5]
Tout ceci pour expliquer comment Platon et Aristote peuvent être très impressionnants, et cependant naïfs et dans l’erreur. C’était très impressionnant même de poser les questions qu’ils ont posées. Cela ne signifie pas qu’ils trouvaient toujours des bonnes réponses. Il n’est pas considéré insultant de dire que les mathématiciens grecs antiques étaient naïfs sous certains aspects, ou du moins, qu’il leur manquait certains concepts qui leur auraient rendu la vie plus facile. Alors j’espère que les gens ne seront pas trop offensés, si j’avance que les philosophes antiques étaient semblablement naïfs. En particulier, ils ne semblent pas avoir complètement saisi ce que j’appelais plus haut le fait central de la philosophie: que les mots cassent si on les pousse trop loin.
“À la grande surprise des constructeurs des premiers ordinateurs numériques”, écrivait Rod Brooks, “les programmes écrits pour ces derniers ne fonctionnaient pas la plupart du temps”. [6] Quelque chose de similaire se produisit quand les gens commencèrent à essayer de parler des abstractions. À leur grande surprise, ils ne parvenaient pas à des réponses au sujet desquelles ils étaient tous d’accord. En fait, il semblait qu’ils parvenaient rarement à des réponses tout court.
Ils étaient en effet en train de débattre d’artefacts induits par un échantillonnage à trop basse résolution.
La preuve de l’inutilité qui se révéla de certaines de leurs questions, est le peu d’effet qu’elles ont. Personne, après avoir lu la Métaphysique d’Aristote, n’agit différemment en conséquence. [7]
Certainement, je ne suis pas en train de prétendre que les idées doivent avoir une application pratique pour être intéressantes? Non, elle peuvent ne pas en avoir. Que Hardy prétende que la théorie des nombres n’a pas d’utilité, ne disqualifierait pas cette dernière. Mais on se rendit compte qu’il faisait erreur. En fait, il est curieusement difficile de trouver un domaine des maths qui n’a réellement aucune utilité pratique. Et l’explication donnée par Aristote du but ultime de la philosophie dans le Livre A de la Métaphysique implique que la philosophie doit également être utile.
Connaissance Théorique
Le but d’Aristote était de trouver les plus généraux des principes généraux. Les exemples qu’il donne sont convaincants: un ouvrier ordinaire fabrique les choses d’une certaine manière par habitude; un maître artisan peut en faire plus parce qu’il saisit les principes sous-jacents. La tendance est claire: plus la connaissance est générale, plus elle est admirable. Mais ensuite il commet une erreur – sans doute l’erreur la plus importante de l’histoire de la philosophie. Il a remarqué que la connaissance théorique est souvent acquise pour elle-même, par curiosité, plutôt que pour quelque besoin pratique. Alors il avance qu’il y a deux types de connaissance théorique: une partie qui est utile dans la pratique, et une partie qui ne l’est pas. Puisque les gens qui s’intéressent à cette dernière, s’y intéressent pour elle-même, celle-ci doit être plus noble. Alors il se donne comme but dans la Métaphysique, l’exploration de la connaissance qui n’a pas d’utilité pratique. Ce qui signifie qu’aucune alarme ne se déclenche lorsqu’il s’attaque à des questions grandioses mais vaguement comprises, et finit perdu dans une mer de mots.
Son erreur fut de confondre le mobile et le résultat. Certainement, les gens qui veulent une compréhension profonde de quelque chose sont souvent conduits par la curiosité plutôt que par quelque besoin pratique. Mais cela ne signifie pas que ce qu’ils finissent par apprendre est inutile. Il est très précieux en pratique d’avoir une compréhension profonde de ce qu’on est en train de faire; même si l’on n’est jamais invité à résoudre des problèmes avancés, on peut voir des raccourcis dans la solution des problèmes plus simples, et l’on dispose d’une connaissance qui ne sera pas battue en brèche dans les cas limites, ce qui se produirait si l’on dépendait de formules qu’on ne comprend pas. La connaissance, c’est la puissance. C’est ce qui rend la connaissance théorique prestigieuse. C’est aussi ce qui rend les gens intelligents curieux de certaines choses et pas d’autres; notre ADN n’est pas aussi désintéressé que nous pourrions le croire.
Ainsi, alors que les idées n’ont pas à avoir d’applications pratiques immédiates pour être intéressantes, les genres de choses que nous trouvons intéressantes se révéleront curieusement souvent avoir des applications pratiques.
Si Aristote n’en est venu à rien dans la Métaphysique, c’est en partie parce qu’il était parti avec des objectifs contradictoires: explorer les idées les plus abstraites, guidé par l’hypothèse que celles-ci étaient inutiles. Il était comme un explorateur qui cherche un territoire vers le nord, en commençant par l’hypothèse que celui-ci est situé au sud.
Et puisque son œuvre est devenue la carte utilisée par des générations d’explorateurs ultérieurs, il les a tous également envoyés dans la mauvaise direction. [8] Et peut-être le pire est-il qu’il les a protégés, d’une part, de la critique des tiers, et d’autre part, des invitations de leur boussole interne, en établissant le principe que la forme la plus noble de connaissance théorique était forcément inutile.
La Métaphysique est essentiellement une expérience ratée. On y trouve quelques idées qui méritent d’être gardées; l’ensemble n’a eu strictement aucun effet. La Métaphysique fait partie des moins lus de tous les livres célèbres. Elle n’est pas difficile à comprendre comme le sont les Principia de Newton, mais comme l’est un message brouillé.
On peut soutenir que c’est une expérience ratée intéressante. Mais malheureusement, ce n’est pas la conclusion que les successeurs d’Aristote ont tirée d’œuvres comme la Métaphysique. [9] Peu après, le monde occidental tomba dans une période difficile sur le plan intellectuel. Au lieu que les versions 1 fussent supplantées, les œuvres de Platon et Aristote devinrent des textes vénérés qu’il fallait maîtriser et discuter. Et il en fut ainsi pour une période d’une longueur choquante. Ce ne fut pas avant 1600 (en Europe, où le centre de gravité s’était alors déplacé) qu’on trouva des gens suffisamment confiants pour traiter les œuvres d’Aristote comme un catalogue d’erreurs. Et même alors, il était rare qu’on le dît purement et simplement.
S’il semble surprenant que l’intervalle ait été si long, il n’est qu’à considérer le peu de progrès qu’il y eut en mathématiques entre l’époque hellénistique et la Renaissance.
Dans les années qui s’écoulèrent, une idée malheureuse tint bon: qu’il était non seulement acceptable de produire des travaux comme la Métaphysique, mais que c’était un genre particulièrement prestigieux de travaux, produits par une classe de gens appelés philosophes. Personne ne pensa à revenir en arrière et à débuguer l’argument qui motivait Aristote. Et ainsi, au lieu de corriger le problème qu’Aristote avait découvert en tombant dedans – qu’on peut facilement se perdre si on parle trop librement d’idées très abstraites – ils continuèrent à tomber dedans.
La Singularité
Curieusement, cependant, les travaux qu’ils produisirent continuèrent à attirer de nouveaux lecteurs. À cet égard, la philosophie traditionnelle occupe une sorte de singularité. Si l’on écrit de manière confuse à propos de grandes idées, on produit quelque chose qui semble irrésistiblement séduisante à des étudiants inexpérimentés mais intellectuellement ambitieux. Au premier abord, il est difficile de distinguer quelque chose qui est difficile à comprendre parce que l’auteur était confus dans sa propre pensée, de quelque chose, comme une preuve mathématique, qui est difficile à comprendre parce que les idées qu’elle représente sont difficiles à comprendre. Pour quelqu’un qui n’a pas appris la différence, la philosophie traditionnelle semble extrêmement séduisante: aussi difficile (et donc impressionnante) que les maths, cependant d’une étendue plus large. C’est ce qui m’y attira quand j’étais lycéen.
Cette singularité est encore plus singulière en ce qu’elle a sa propre défense intégrée. En général, quand des choses sont difficiles à comprendre, les gens qui soupçonnent qu’il s’agit d’absurdités se taisent. Il n’y a aucun moyen de prouver qu’un texte est dépourvu de sens. Ce qui s’en approche le plus est de montrer que les juges officiels d’une certaine classe de textes ne peuvent pas les distinguer de placebos. [10]
Et ainsi, au lieu de dénoncer la philosophie, la plupart des gens qui soupçonnaient que c’était une perte de temps ont juste étudié d’autres choses. Cela seul est une preuve assez accablante, si l’on considère les prétentions de la philosophie. Celle-ci est censée s’occuper de vérités ultimes. Sûrement, toutes les personnes intelligentes s’y intéresseraient, si elle obtenait des résultats à cet égard.
Parce que les défauts de la philosophie ont repoussé les types de personnes qui auraient pu les corriger, ils tendirent à se reproduire. Bertrand Russell écrivit ceci dans une lettre en 1912:
Jusqu’ici, les personnes attirées par la philosophie ont été celles qui aimaient les grandes généralisations, qui étaient toutes fausses, ce qui fit que peu de gens doués d’esprits exacts se sont attaqués à la discipline. [11]
Sa réaction fut de lâcher Wittgenstein dessus, avec des résultats spectaculaires.
Je pense que Wittgenstein mérite d’être célèbre, non pas pour la découverte que l’essentiel de la philosophie qui le précédait était une perte de temps (découverte qui, à en juger des preuves circonstancielles, dut être faite par toute personne intelligente qui eût étudié un peu la philosophie et renoncé à poursuivre plus avant), mais pour la manière dont il réagit. [12] Au lieu de passer discrètement à un autre domaine, il mit la pagaille, de l’intérieur. Il était Gorbatchev.
Le domaine de la philosophie est encore remué de l’effroi que Wittgenstein lui a donné. [13] Plus tard dans sa vie, il passa beaucoup de temps à parler de la manière dont fonctionnaient les mots. Puisqu’il semble que c’est autorisé, c’est ce que font beaucoup de philosophes maintenant. Pendant ce temps, sentant un vide dans le département de spéculation métaphysique, les gens qui faisaient auparavant de la critique littéraire se sont rapprochés discrètement d’une direction kantienne, sous de nouveaux noms comme “théorie littéraire”, “théorie critique”, et, quand ils se sentent ambitieux, “théorie” tout court. L’écriture est la salade verbale dont nous sommes familiers:
Le genre n’est pas comme quelques uns des autres modes grammaticaux qui expriment précisément un mode de conception sans aucune réalité qui corresponde au mode conceptuel, et par conséquent n’expriment pas précisément quelque chose en réalité par laquelle l’intellect pourrait être incité à concevoir une chose comme il le fait, même là où ce motif n’est pas quelque chose dans la chose en tant que telle. [14]
La singularité que j’ai décrite ne s’en va pas. Il y a un marché pour l’écriture qui semble impressionnante et ne peut pas être réfutée. Il y aura toujours à la fois de l’offre et de la demande. Ainsi, si un groupe abandonne ce territoire, il y en aura toujours d’autres prêts à l’occuper.
Une Proposition
Nous pourrions être capables de faire mieux. Voici une possibilité intrigante. Peut-être devrions-nous faire ce qu’Aristote avait l’intention de faire, au lieu de faire ce qu’il fit. L’objectif qu’il annonce dans la Métaphysique semble de ceux qui valent d’être poursuivis: découvrir les vérités les plus générales. Cela semble bien. Mais au lieu d’essayer de les découvrir parce qu’elles sont inutiles, essayons de les découvrir parce qu’elles sont utiles.
Je propose que nous essayions encore, mais que nous utilisions ce critère jusqu’à maintenant méprisé, l’applicabilité, comme guide pour nous garder de nous égarer dans un marais d’abstractions en nous posant des questions. Au lieu d’essayer de répondre à la question:
Quelles sont les vérités les plus générales?
essayons de répondre à la question:
De toutes les choses utiles que nous pouvons dire, lesquelles sont-elles les plus générales?
Le test d’utilité que je propose consiste à savoir si nous poussons les gens qui lisent ce que nous avons écrit à faire quelque chose différemment ensuite. Savoir que nous devons donner des conseils précis (même implicites), nous gardera d’errer au-delà de la résolution des mots que nous utilisons.
L’objectif est le même que celui d’Aristote; nous l’approchons juste d’une direction différente.
Comme exemple d’idée utile et générale, considérons celle de l’expérience contrôlée. Il y a là une idée qui s’est révélée largement applicable. Certains peuvent dire que cela fait partie des sciences, mais cela ne fait partie d’aucune science spécifique; c’est littéralement de la méta-physique (dans notre sens de “méta”). L’idée de l’évolution en est une autre. Elle se révèle avoir des applications assez larges – par exemple, dans les algorithmes génétiques et même la conception de produit. La distinction de Frankfurt entre mentir et dire des conneries semble un récent exemple prometteur. [15]
Cela me semble ce à quoi la philosophie devrait ressembler: des observations assez générales qui pousseraient quelqu’un qui les a comprises à faire quelque chose différemment.
De telles observations seront nécessairement à propos de choses qui sont définies avec imprécision. Dès qu’on commence à utiliser des mots avec une signification précise, on fait des maths. Donc, partir de l’utilité ne résoudra pas complètement le problème que j’ai décrit plus haut – cela ne purgera pas la singularité métaphysique. Mais cela devrait aider. Cela donne aux gens dotés de bonnes intentions une nouvelle feuille de route vers l’abstraction. Et ils pourraient ainsi produire des choses qui, par comparaison, terniraient les écrits de gens dotés de mauvaises intentions.
Un inconvénient de cette approche est qu’elle ne produira pas le genre d’écrits qui vous valent un poste de titulaire. Et pas seulement parce qu’elle n’est pas à la mode en ce moment. Pour être titularisé dans n’importe quel domaine, on ne doit pas parvenir à des conclusions avec lesquelles les membres des comités de titularisation puissent être en désaccord. En pratique, il y a deux sortes de solutions à ce problème. En maths et en sciences, on doit prouver ce qu’on dit, ou, d’une manière ou d’une autre, ajuster ses conclusions de façon à ne rien prétendre de faux (“6 des 8 patients avaient une tension artérielle plus faible après le traitement”). Dans les lettres, on peut ou bien éviter de tirer toute conclusion précise (e. g. conclure que la question est complexe), ou bien tirer des conclusions si étroites que personne n’est assez concerné pour être en désaccord avec vous.
Le genre de philosophie que je défends ne sera capable de prendre aucun de ces chemins. Au mieux, on sera capable d’atteindre le modèle de preuve de l’essayiste, pas celui du mathématicien ou de l’expérimentateur. Et pourtant, on ne sera pas capable de passer le test d’utilité sans sous-tendre des conclusions précises et assez largement applicables. Pire encore, le test d’utilité tendra à produire des résultats qui gênent les gens: il ne sert à rien de dire aux gens des choses qu’ils croient déjà, et les gens sont souvent contrariés qu’on leur dise des choses qu’ils ne croient pas.
Voici une chose excitante, cependant. N’importe qui peut faire cela. Parvenir au général et utile de surcroît, en commençant par l’utile et en mettant en route la généralité ne convient peut-être pas aux jeunes professeurs qui cherchent à devenir titulaires, mais c’est mieux pour toute autre personne, y compris les professeurs déjà titulaires. Ce côté-ci de la montagne est une pente agréable et douce. On peut commencer par écrire des choses qui sont utiles mais très spécifiques, et ensuite les rendre progressivement plus générales. Chez Joe’s, il y a de bons burritos. Qu’est-ce qui fait un bon burrito? Qu’est-ce qui fait de la bonne nourriture? Qu’est qui fait que quelque chose est bon? On peut continuer tant qu’on veut. On n’a pas à faire tout le chemin jusqu’au sommet de la montagne. On n’a pas à dire à tout le monde qu’on fait de la philo.
Si faire de la philosophie semble une tâche intimidante, voici une pensée encourageante. Le domaine est bien plus jeune qu’il n’y paraît. Même si les premiers philosophes dans la tradition occidentale vivaient il y a environ 2500 ans, il serait trompeur de dire que le domaine a 2500 ans, parce que pour l’essentiel de cette période, les praticiens majeurs ne faisaient guère plus que d’écrire des commentaires sur Platon et Aristote tout en vérifiant par-dessus leur épaule s’il n’y avait pas une nouvelle invasion armée. Et aux époques où ils ne le faisaient pas, la philosophie était irrémédiablement entremêlée à la religion. Elle ne se débattit de ses liens qu’il y a environ deux siècles, et même alors, fut frappée des problèmes structurels que j’ai décrits plus haut. Si je dis ceci, certains diront que c’est une généralisation ridiculement disproportionnée et peu charitable, et d’autres diront qu’il n’y a rien de nouveau, mais allons-y: à en juger par leurs travaux, la plupart des philosophes jusqu’à maintenant ont perdu leur temps. Donc, d’une certaine manière, le domaine en est toujours à ses débuts. [16]
Cela semble une prétention grotesque. Celle-ci ne semblera pas si grotesque dans 10000 ans. La civilisation semble toujours vieille, parce que c’est toujours la plus vieille qui ait jamais été. La seule manière de dire si quelque chose est vraiment vieux ou pas est de regarder les preuves structurelles, et structurellement, la philosophie est jeune; elle est encore en train de se dérouler de l’effondrement inattendu des mots.
La philosophie est aussi jeune maintenant que l’étaient les mathématiques en 1500. Il y reste beaucoup à découvrir.
Notes
[1] En pratique, la logique formelle n’est pas très utile, parce que, malgré quelques progrès ces 150 dernières années, nous ne sommes toujours capables de formaliser qu’une petite proportion des énoncés. Il est possible que nous ne puissions jamais faire mieux dans ce domaine, pour la même raison que la “représentation de connaissances” typique des années 1980 n’aurait jamais pu marcher; il est possible que quantités d’énoncés n’aient pas de représentation plus concise qu’un état cérébral énorme et analogique.
[2] Il fut difficile aux contemporains de Darwin de saisir cela, plus que nous ne l’imaginons facilement. L’histoire de la création dans la Bible n’est pas seulement un concept judéo-chrétien; c’est à peu près ce que tout le monde devait croire depuis que l’homme est homme. Ce qui était difficile pour saisir l’évolution, était de se rendre compte que les espèces n’étaient pas, comme elles semblaient l’être, immuables, mais avaient en réalité évolué à partir d’organismes différents et plus simples, au cours de périodes dont la durée dépassait l’imagination.
Maintenant, nous n’avons pas à faire ce saut. Il n’est personne dans un pays industrialisé qui serait confronté pour la première fois à l’idée d’évolution à l’âge adulte. Tout le monde en entend parler enfant, soit comme vérité, soit comme hérésie.
[3] Les philosophes grecs avant Platon écrivaient en vers. Cela a dû affecter ce qu’ils disaient. Si l’on essaye d’écrire sur la nature du monde en vers, cela tourne inévitablement à l’incantation. La prose permet d’être plus précis, et moins définitif.
[4] La philo est un peu le frère paresseux des maths. Elle naquit lorsque Platon et Aristote regardèrent les œuvres de leurs prédécesseurs et dirent en réaction: “Pourquoi est-ce que tu ne peux pas être plus comme ton frère?” Russell disait encore la même chose 2300 ans plus tard.
Les maths sont la moitié précise des idées les plus abstraites, et la philosophie, la moitié imprécise. Il est probablement inévitable que la philosophie souffrira de la comparaison, parce qu’il n’y a pas de limite inférieure à sa précision. Les mauvaises mathématiques sont ennuyeuses, alors que la mauvaise philosophie est absurde. Et pourtant, il y a quelques bonnes idées dans la moitié imprécise.
[5] Le meilleur du travail d’Aristote fut accompli en logique et en zoologie, deux sciences dont on peut dire qu’il les a inventées. Mais la rupture la plus spectaculaire par rapport à ses prédécesseurs fut une nouvelle manière de penser, bien plus analytique. On peut soutenir qu’il fut le premier scientifique.
[6] Brooks, Rodney, Programming in Common Lisp, Wiley, 1985, p. 94.
[7] D’aucuns diraient que nous devons plus à Aristote que nous ne le croyons, parce que ses idées furent l’un des ingrédients de notre culture commune. Sans doute, quantités de mots que nous employons ont un lien avec Aristote, mais il semble un peu exagéré de suggérer que nous n’aurions pas eu le concept d’essence d’une chose, ou la distinction entre la matière et la forme, si Aristote n’avait pas écrit sur ces dernières.
Il y a une manière de voir combien nous dépendons réellement d’Aristote, qui serait de comparer les différences entre la culture européenne et la culture chinoise: quelles idées étaient présentes dans la culture européenne en 1800 qui ne l’étaient pas dans la culture chinoise, en vertu de la contribution d’Aristote?
[8] La signification du mot “philosophie” a changé au cours du temps. Dans l’antiquité, elle recouvrait une large éventail de sujets, comparable en étendue à notre “érudition” (mais sans les implications méthodologiques). Jusqu’à même l’époque de Newton, elle comprenait ce que nous appelons maintenant “science”. Mais aujourd’hui, le noyau dur de la discipline est encore ce qui semblait le noyau dur à Aristote: la tentative de découvrir les vérités les plus générales.
Aristote n’appelait pas cela la “métaphysique”. Ce nom fut attribué à celle-ci parce que le livre que nous appelons maintenant la Métaphysique venait après (méta = après) la Physique dans l’édition classique des œuvres d’Aristote, rassemblées par Andronicos de Rhodes trois siècles plus tard. Ce que nous appelons “métaphysique”, Aristote l’appelait “philosophie première”.
[9] Il se peut que des successeurs immédiats d’Aristote se soient rendu compte de cela, mais c’est difficile à dire, parce que l’essentiel de leurs œuvres est perdu.
[10] Sokal, Alan, “Transgressing the Boundaries: Toward a Transformative Hermeneutics of Quantum Gravity”, Social Text 46/47, pp. 217-252.
Il semble que des absurdités qui sonnent abstrait soient très attrayantes quand elles collent avec une revanche que l’auditoire cherche déjà à prendre. Si c’est le cas, nous devrions observer que celles-ci sont plus populaires auprès des groupes qui sont (ou se sentent) faibles. Les puissants n’ont pas besoin de leur réconfort.
[11] Lettre à Ottoline Morrell, décembre 1912. Cité dans:
Monk, Ray, Ludwig Wittgenstein: The Duty of Genius, Penguin, 1991, p. 75.
[12] Un résultat préliminaire, qui montre que toute la métaphysique entre Aristote et 1783 avait été une perte de temps, est dû à E. Kant.
[13] Wittgenstein fit preuve d’une certaine maîtrise à laquelle les habitants de Cambridge semblaient particulièrement vulnérables, au début du XXème siècle, – peut-être, en partie, parce que beaucoup avaient été élevés religieusement pour ensuite cesser de croire, et avaient ainsi un espace libre dans la tête pour que quelqu’un leur dise quoi faire (d’autres choisirent Marx ou le Cardinal Newman), et en partie parce qu’un endroit calme et sérieux comme Cambridge à cette époque n’avait pas d’immunité naturelle contre les figures messianiques, tout comme la politique européenne n’avait alors pas d’immunité naturelle contre les dictateurs.
[14] Cela provient en fait d’Ordinatio de Jean Duns Scot (v. 1300), en remplaçant “nombre” par “genre”. Plus ça change, plus c’est la même chose.
[15] Frankfurt, Harry et Sénécal, Didier (trad.), De l'art de dire des conneries (On Bullshit), 10/18, 2006.
[16] Certaines introductions à la philosophie soutiennent maintenant que la philo vaut qu’on l’étudie en tant que processus plutôt que pour quelque vérité qu’on y apprendrait. Les philosophes dont les œuvres sont traitées se retourneraient dans leur tombe en entendant cela. Ils espéraient faire plus que de servir d’exemples pour apprendre comment argumenter: ils espéraient qu’ils obtenaient des résultats. La plupart étaient dans l’erreur, mais cela ne semble pas un espoir impossible.
Cet argument ressemble à mes yeux à quelqu’un, en 1500, observant le manque de résultats obtenus par l’alchimie et disant que sa valeur était le processus. Non, il s’y prenaient mal. Finalement, c’était possible de transmuter du plomb en or (pas économiquement, cependant, aux prix actuels de l’énergie), mais il fallut rebrousser chemin puis essayer une autre approche pour atteindre ce résultat.